Raymond Chandler: Un privé sur mesure

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Il aurait pu être à bord du Titanic ce jeune homme qui, à 24 ans, revenait d’Angleterre en 1912 : on n’en aurait jamais parlé, il n’aurait été que l’un des 1490 disparus dans le célèbre naufrage.

Dieu merci, il prit avec sa mère un autre bateau, le Merion, qui non seulement le mena à bon port à New York, mais sur lequel il fit la connaissance d’une famille d’intellectuels américains nantis, les Lloyd, qui l’aideront à démarrer dans les affaires, la comptabilité, ce qui ne lui convenait pas, mais qui, surtout, le convainquirent à s’installer chez eux à Los Angeles. Ce natif de Chicago, élevé et éduqué à Londres, au renommé Dulwich College, ayant obtenu à 15 ans la nationalité britannique, ayant appris l’allemand à Fribourg et le français à Paris, un rien dandy à 20 ans, adepte des meilleurs tweeds, allait faire de ce grand village entouré d’un désert qu’était alors L.A. une ville littéraire, la ville de l’enquêteur privé Philip Marlowe, fourmillante de mafieux, d’escrocs, d’assassins au pic à glace, de producteurs véreux et de trafiquants de marijuana, ville de vamps faciles et de vengeance inéluctable. Ville de crimes. Sa ville d’écriture.

Sur le pont du Merion, plus Anglais qu’Américain, Raymond Thornton Chandler avait déjà de vagues désirs d’écrivain, attrapés à Paris, songeant même à se faire philologue, sérieux d’office n’est-ce pas…; revenu à Londres pour gagner sa croûte (idéalement beurrée de stilton), il va placer des articles dans le Westminster Gazette et The Spectator, des comptes-rendus écrits à la classique pour les lecteurs de « la City », et puis il réussira à faire publier des poèmes; mais gagne-t-on sa vie, et celle de sa mère (divorcée sans fortune dont il est l’unique enfant), avec des strophes et des stances, fussent-elles magnifiques? Les siennes, il le reconnut aisément, relevaient d’une mauvaise poésie.

Sa poésie à lui, il va la trouver plus tard au roman et dans les rues de Los Angeles. Vers la fin des années 30. Après avoir fait la guerre de son propre choix, car, non incorporé à l’armée américaine pour cause de mauvaise vue, il s’engage en 1917 dans l’armée canadienne qui octroie une pension aux parents des soldats qui sont sujets britanniques, ce qui est son cas quoiqu’il se dise « sans patrie ». Embarqué à Halifax, il connaîtra la vie des tranchées et c’est en revenant de la « der des ders » qu’il commencera à boire sans mesure, cet alcoolisme effréné (dont son père était atteint) deviendra l’un de ses signes distinctifs quand il bossera comme scénariste salarié aux grands studios d’Hollywood. Chandler et la bouteille, il fallait faire avec. Il deviendra la tête de lard du Tout-Hollywood en haïssant d’emblée l’usine à films où pourtant certains de ses romans deviendront, comme The Big Sleep, adapté par Faulkner et signé Howard Hawks, des chefs-d’œuvre du cinéma américain.

Le personnage Chandler (entre la caricature et le caractériel, intransigeant et dépressif, solitaire et colérique) s’imposera après ce passage infernal dans les grands studios californiens et dès lors qu’il aura pris la décision têtue, à 44 ans, marié à une femme démodée qui a dix-huit ans de plus que lui (et qu’il ne se prive pas de tromper), de vivre de sa plume, trempée dans l’alcool, mais minutieuse, capricieuse et ambitieuse. Ainsi, après avoir écrit des pulp fictions, s’y être fait la main, payé au mot, il va peu à peu devenir, avec deux ou trois nouvelles par an qui paraissent dans les pages du magazine Black Mask, un maître du genre. Il n’aura plus qu’à le dépasser, le genre, pour atteindre ce qu’il a toujours voulu, le stade de la littérature. Policière certes, mais signée de la main d’un écrivain.

Viendront alors dès 1939 – c’est le meilleur de son œuvre – les enquêtes de Philip Marlowe, son alter ego fictionnel, son frère, un détective privé de Los Angeles, mi-trentaine, qu’immortalisera à l’écran Humphrey Bogart avec sa gueule impassible et sa manière de se caresser le menton avec une cigarette… Il y aura sept enquêtes, toutes embrouillées et passionnantes. C’est l’éditeur new-yorkais de Dashiell Hammett, autre grand nom du roman noir ayant débuté à Black Mask, qui aura osé prendre contact avec le réputé mauvais caractère Chandler. Dans un village des montagnes californiennes, à Pine Knot, avec sa femme Cissy qui ne cesse de traverser des pneumonies depuis des décennies, mais ravi d’être édité par le réputé Alfred Knopf, Chandler va, avec Le grand sommeil (que traduira plus tard Boris Vian), signer l’acte de naissance de Philip Marlowe : un privé à qui, pour 25$ par jour plus les frais, un vieux millionnaire infirme demande de mettre fin au chantage que subit sa fille.

Les sept enquêtes de Philip Marlowe – The Big Sleep; Farewell, My Lovely; Lady in the Lake; The High Window; The Little Sister; The Long Goodbye et Playback – vont toutes démarrer simplement. On a contacté le privé en trouvant son numéro dans l’annuaire téléphonique, on lui demande de résoudre une affaire, filer une épouse infidèle, retrouver un frère perdu, récupérer un objet de valeur, il accepte et sur les pas de Marlowe les pistes vont s’entremêler, les meurtres vont s’additionner, le flou total va s’installer et, à l’intuition (« et soudain, j’eus une de mes curieuses et souvent inconsistantes intuitions »), l’impassible privé de L.A. va révéler l’ampleur insoupçonnée de l’enjeu qui se terrait sous la commande…

Comme Flaubert l’a dit d’Emma Bovary, Chandler pouvait le dire de sa créature littéraire : « Philip Marlowe, c’est moi » (du moins, en partie). Le personnage toujours en noir est solitaire, célibataire, cérébral, sa culture tranche avec la brutalité de son métier, il n’aime pas les flics, son humour est d’un cynisme dévastateur; sa mélancolie, féroce; ses colères, rentrées; son intégrité, totale, son engagement envers le client va parfois jusqu’au chevaleresque (il peut très bien travailler sans être payé), et sa consommation de whisky (le Old Forester) demeure constante en toute circonstance, et ses Camel, tirées d’un paquet froissé comme on tire une épingle du jeu, l’aident à replacer les morceaux du puzzle criminel. Avec cela, des semelles de crêpe et, au besoin, un Luger à l’aisselle.

Le roman noir a donné lieu à bien des bluettes, les rayonnages des librairies en débordent, il y a une pollution de polars, mais avec Raymond Chandler, le roman noir atteint une plénitude littéraire dont l’art particulier – au-delà de la confection parfaite de son personnage, un privé sur mesure – est de créer des embrouillaminis de situations hétéroclites et imprévisibles (l’équivalent pictural serait les tableaux de l’action painting de Jackson Pollock), des enquêtes écartelées, d’où l’on ressort avec un plaisir de lecture équivalent à celui, sportif, des grands trekkeurs

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