Persona

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Ceux qui ont vu le film de Bergman, Persona, se souviendront de la relation vampirique entre les deux héroïnes qui n’est pas sans rappeler celle qui lie Nora Eldridge à Sirena dans La femme d’en haut. Le mot latin, signifiant d’abord le masque des acteurs de théâtre, sera développé comme concept par Carl Gustav Jung pour désigner la part de la personnalité qui organise le rapport de l’individu à la société. Lorsque le moi s’identifie à la persona, ou au personnage public, l’individu se prend alors pour ce qu’il est aux yeux des autres, perdant de vue ce qu’il est réellement. Ce trouble identitaire cadre parfaitement avec l’histoire de Nora Eldridge, « Miss Rien du Tout » ou « La femme d’en haut », personnage de femme ordinaire créé par Claire Messud, qui ressent intensément cette inadéquation entre l’image sociale qu’elle renvoie – sage institutrice, célibataire et sans ambition, qui ne dérange jamais et qu’on oublie dès qu’on la quitte – et la femme qui brûle par en dedans – furieuse, palpitante et gravement en manque.

Nora a déjà voulu être artiste, mais le cours des choses l’a fait abandonner ce rêve pour un emploi sécurisant. Lorsque la famille Shahid débarque de Paris à Cambridge, où elle enseigne, et que le petit Reza entre dans sa classe, Nora tombe sous le charme, un charme renouvelé au contact de sa mère, Sirena, artiste visuelle d’origine italienne qui l’invitera à partager son atelier d’artiste et à participer à l’élaboration de son Pays des Merveilles, puis répété encore par son mari, Skandar, intellectuel franco-libanais. Jouant sur l’ambiguïté du sentiment qui attache Nora à cette famille et sur le mystère de la violence qu’elle annonce d’emblée au lecteur, Messud décortique avec précision et intelligence la psychologie torturée de cette femme invisible, nous tenant en haleine jusqu’au renversement final qui pose des questions cruciales sur l’art, l’amitié et la vérité.

Tout est jeu d’illusion et d’apparence dans l’univers de ce roman traversé par une profonde réflexion artistique et identitaire, entre autres sur la création au féminin et le rôle de l’art. Comment l’imaginaire détermine-t-il le réel? L’artiste doit-il absolument faire voir son travail ou publier pour exister? L’invisibilité, dont est dotée Nora, lui permet selon elle un surcroît de réel : « lorsque vous pénétrez dans une pièce sans y être vraiment, vous entendez ce que les gens disent sans méfiance […] Vous les découvrez sans masque […] Il est parfois douloureux de découvrir l’envers du décor; mais Dieu soit loué, au moins vous savez. » Les pensées de Nora peuvent parfois sembler abstraites, mais l’auteure réussit à les incarner à travers le parcours singulier et douloureux de son héroïne qui la mène à la rencontre d’elle-même, de son désir, de l’extase, mais aussi du manque qui la dévore. Aux côtés de Sirena, Nora renaît, submergée par un torrent d’émotions la faisant convoiter non seulement une place auprès d’elle, mais son imaginaire même par une sorte de vampirisme qui la place dans une posture bien vulnérable. Entre sa naïveté de femme soumise, de second plan, qui se perçoit comme une petite fille enfermée dans le Palais des glaces, et le volcan d’amour et de colère qui l’habite, la femme d’en haut incarne parfaitement le déchirement identitaire qui travaille l’être social partagé entre la convention sociale qui régit sa vie publique et sa vie intérieure, sa vérité profonde.

Ce vaste sujet, Claire Messud le traite avec doigté et humour, nous rendant la lecture captivante par les surprenants labyrinthes que l’histoire de cette femme emprunte et par le franc-parler de ses personnages. S’inspirant de l’univers des contes, l’auteure creuse le thème du mensonge avec clairvoyance, nous instillant le doute quant à nos propres illusions identitaires. Magistralement construit, terrible dans la fatalité de son constat d’échec pour la femme d’en haut, retournant au néant après avoir cherché à libérer son moi caché, le roman se révèle un puissant suspense psychologique où derrière l’image se cachent des vérités qu’il vaut peut-être mieux taire, où les masques en cachent d’autres, telles des poupées gigognes qui auraient pour noyau un visage diabolique.

S’inventer père
Si la femme d’en haut se définit comme une femme de second rang, Éric Laurrent, lui, se décrit comme un « parent de second rang pour enfant de seconde main », en tant que père adoptif d’un petit Marocain. Si le ton un peu caustique de ce commentaire laisse présager un regard critique sur l’adoption, l’ensemble du récit simplement intitulé Berceau est plutôt poétique et émerveillé. Sans sentimentalisme, avec une sobriété et un dépouillement qui n’excluent pas de jolis passages érudits, Éric Laurrent raconte son long processus pour devenir père, comme un conte, jalonnant cette période d’attente au gré du développement de Ziad, ce petit garçon grâce auquel l’homme retrouve un regard premier sur le monde.

D’abord presque télégraphique, fidèle à cette écriture dépouillée chère aux éditions de Minuit, le récit de Laurrent se densifie à mesure que le père avance dans ses démarches pour accueillir l’enfant, l’apprivoiser lentement, puis se l’attacher vraiment, l’adoption évoluant d’un événement factuel à une histoire humaine. Philosophe, l’auteur réfléchit à cet étrange hasard qui met un enfant abandonné aux bras d’un couple stérile, de ce drame faisant le bonheur de nouveaux parents, mais médite aussi sur ce qu’implique de donner le jour : « L’imposer, plutôt! Car, que je sache, nul n’a jamais demandé à venir au monde. » Ayant toujours eu du mal à exercer ce droit de précipiter un être ici-bas, Laurrent conclut : « Il était dit que je n’allais pas donner la vie, mais que j’en sauverais une. »

Cherchant les signes et les prophéties de l’arrivée de l’enfant partout, l’auteur se perd parfois dans une méditation ésotérique, mais réussit généralement à toucher par sa poésie simple et élégante et par l’intensité du sentiment qui habite le récit. Il soutient même que « l’attachement des parents adoptifs pour l’enfant qu’ils recueillent est bien souvent supérieur à celui que les parents biologiques portent à celui qu’ils ont conçu. Cela vient du sentiment qu’éprouvent les premiers d’avoir enfreint ou, plus exactement, vaincu la loi naturelle, qui les condamnait à n’avoir pas de descendance. »

En plus d’être joliment écrit, ce court récit croise aussi l’Histoire, le couple se voyant arrêté dans ses démarches alors que le ministre de la Justice marocain s’oppose à toute demande d’adoption de la part d’une personne ne disposant pas de la nationalité marocaine. Victime du grand projet de réislamisation des sociétés arabes ayant suivi le Printemps arabe, le couple, comme une centaine d’autres, se voit donc obligé de prolonger son séjour à Rabat avant de rentrer en France avec l’enfant, ce qui donne lieu à de magnifiques descriptions du pays. L’histoire de cette adoption se révèle au final une fable simple et universelle sur la naissance d’une famille cosmopolite, livrée par un homme d’âge mûr posant un regard lucide et chargé d’expériences sur l’arrivée d’un enfant dans une vie, grande révolution s’il en est une.

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