Pères tyrans

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Pour un enfant, il est l’autorité, le modèle, la figure admirée. Sous l’image idéalisée se révèle souvent un être humain faillible, et parfois un bourreau. Deux auteurs français revisitent leur enfance pour saisir le portrait d’un père tyran. Sorj Chalandon livre une fable fascinante où l’horreur vécue est transcendée par l’écriture, tandis que Christine Angot laisse le vécu se dire tel quel, comme pour éviter toute distorsion du réel.

La cruauté nue
Rares sont les livres qui traduisent avec autant de limpidité la nature d’une relation malsaine. Sans un mot de trop, Sorj Chalandon relate dans son magnifique Profession du père la terrifiante aventure d’un fils élevé par un père mythomane, violent et cruel, qui suscite à la fois admiration et terreur. André Choulans prétend avoir été chanteur, footballeur, professeur de judo, parachutiste, espion, pasteur d’une église pentecôtiste américaine et conseiller personnel du général de Gaulle. Puis, un jour, le fils doit écrire la profession du père dans un cahier d’école. Émile ne sait plus. « Écris la vérité : “Agent secret” », lui conseille le père. Le fils découvre alors pourquoi jamais personne ne vient à la maison, puis se fait recruter par le père qui souhaite maintenant éliminer de Gaulle. L’Organisation armée secrète (OAS), qui milite pour maintenir l’Algérie française, a besoin de lui. Émile se fait réveiller à trois heures du matin pour son entraînement et est chargé d’écrire sur les murs de son quartier le nom du chef de l’OAS. Entre l’excitation et la peur, le fils devient un fier émule du père, jusqu’au jour où il brise le pacte du silence, entraînant un camarade de classe dans sa mission. S’ensuit un face à face troublant entre le fils et le père, tenu en joue par son héritier qui lui a dérobé son pistolet. Tout peut alors basculer.

Sorj Chalandon, ex-reporter de guerre, connu, entre autres, pour son roman Le quatrième mur (Grasset) sur la guerre du Liban, récompensé du Goncourt des lycéens et du Prix des libraires (étranger) en 2014, nous livre un huis clos familial qui montre comment faible est un enfant de douze ans face au pouvoir du père, surtout lorsque ce dernier use de violence, de manipulation et d’intimidation. Dans une forme sobre, dépouillée, le roman brille par sa pureté. Souvent constitué de dialogues entre le père, le fils et la mère, qui subit en silence le régime de terreur de son mari, le roman illustre plutôt qu’il n’explique la cruelle loi du père qui sévit sur la famille comme celle du dictateur sur son peuple. Pour le punir, le père enferme le fils dans une armoire en bois surnommée « la maison de correction » et menace à tout vent de tuer la mère, cette « pute », si le fils ne coopère pas. Ça donne des scènes arides, douloureuses, d’une vérité brutale. « Il m’a giflé deux fois. Aller retour, comme il disait. Il a frappé mon oreille. […] Je ne pleurais pas. Je tremblais, je gémissais, j’ouvrais et fermais les yeux très vite comme lorsqu’on va mourir, mais je ne pleurais pas. Je pleurais avant les coups, à cause de la frayeur. Après les coups, à cause de la douleur. Mais jamais pendant. »

Puis, un jour, s’arrête le règne de la peur pour le petit Émile, qui se fait littéralement jeter dehors de chez ses parents qu’il ne reverra que brièvement à l’âge adulte, constatant alors, avec la distance, l’énorme mensonge dans lequel il a grandi. Sa famille formait une « secte minuscule avec son chef et ses disciples, ses codes, ses règlements, ses lois brutales, ses punitions. Un enfer ». Le roman s’ouvre sur l’enterrement du père en 2011, puis se referme sur lui, une manière de clore l’histoire, de tuer le père et le mythe de l’enfance. La finale est particulièrement touchante, alors que le fils adulte, désormais père, s’interroge sur son héritage. « Et ce jour-là, devenu adulte et revenu près de mon père, j’ai su qu’il ne m’avait pas vaincu. Je n’avais été abîmé ni par la haine ni par la rancœur. J’avais rangé mon pistolet et ma lame de rasoir. J’étais prêt à vivre. »

La guerre sociale
Alors que Chalandon détaille la guerre intime que son père lui a livrée, Christine Angot raconte la guerre sociale à l’origine de l’inceste que lui a fait subir son père. L’événement a déjà fait l’objet de deux romans précédents, L’inceste (Stock, 1999) et Une semaine de vacances (Flammarion, 2012), mais il s’agit surtout dans Un amour impossible de raconter la relation paradoxale à sa mère, faite d’un amour inconditionnel puis de rancune, cette dernière n’ayant pas su interrompre la relation incestueuse entre sa fille et son père.

Angot remonte à la rencontre de ses parents, qui vécurent une passion fugitive en 1950 à Châteauroux. Pierre était issu d’une famille bourgeoise; Rachel, employée à la Sécurité sociale. Dès leurs premiers rapports, il l’informe qu’il ne veut pas se marier parce qu’il souhaite rester libre. Il accepte par ailleurs de lui faire un enfant, en l’occurrence Christine, qui sera élevée par sa mère. Le père n’est pas ici le bourreau du quotidien, mais plutôt l’étranger rencontré à quelques reprises seulement durant l’enfance. Le mythe se construit sur l’absence et la distance imposée par le statut social éloigné de la mère. La jeune Christine découvre l’érudition du père, l’idolâtre, se réjouit de le fréquenter, puis revient de ses séjours auprès de lui d’une humeur instable et irascible. Cherchant à comprendre comment sa mère a pu rester aveugle en face de la relation incestueuse entre sa fille et son père – relation qui ne sera que nommée, mais jamais décrite –, Angot conclut que sa mère a été victime d’une vaste entreprise de « rejet social, pensé, voulu et admis », rejetée en raison de son identité (juive et socialement inférieure). Le père l’aurait utilisée pour affirmer sa supériorité et lui aurait fait un enfant sans le reconnaître, pour ensuite ignorer l’interdit fondamental pour les ascendants d’avoir des relations sexuelles avec leur enfant, affirmant à nouveau sa position « au-dessus de tout ça ».

Établissant des rapports entre l’inceste et la domination sociale, Angot fait de son roman un livre à la fois intime et politique. Fidèle à son écriture crue, souvent abrupte et sans détour, Angot est par endroit presque clinique dans son récit, relatant les faits sans avoir recours à l’image. L’écrivaine utilise le réel comme une matière brute et cherche à le conserver dans cette forme naturelle, ce qui donne souvent au texte une apparence d’ébauche mal équarrie. Certains admirent ce style unique, transparent, sans intermédiaire. Il m’apparaît parfois manquer de finesse, surtout dans les dialogues répétitifs, comme si en choisissant de tout dire l’écrivaine en disait trop. Un amour impossible n’en demeure pas moins un livre troublant et dur, en hommage au noyau de résistance formé par la mère et la fille, dont la relation faite de complicité et de rancœur se révèle dans sa plus belle et vraie complexité.

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