Ouvrir les fenêtres

12
Publicité

Épris de liberté, les personnages des romans de Patrick Deville et d’Audur Ava Ólafsdóttir partent, chacun à sa façon, sur la route, à la rencontre d’eux-mêmes, sans guide ni modèle. Avec Peste et choléra, Deville déroule un pan de l’histoire scientifique de la fin du XIXsiècle et du début du XXsiècle à travers un personnage dans l’ombre de Pasteur, découvreur du bacille de la peste, mais qui fit surtout une vie d’explorateur et de solitaire en Indochine. L’héroïne de L’embellie d’Ólafsdóttir se fait aussi exploratrice de son île islandaise en compagnie d’un petit homme qui la réconcilie avec la vie à deux, une vie qu’ils improvisent au gré de leur fantaisie. Deux écritures qui donnent envie d’ouvrir grandes les fenêtres et de partir au large.

Le libre arpenteur
« Ce n’est pas une vie de ne pas bouger ». Cette devise de Rimbaud éclaire la vie d’Alexandre Yersin, cet aventurier de la fin du XIXe siècle qui ne pensait sûrement pas devenir un jour le héros d’un roman, préférant la solitude aux feux des projecteurs et ne vivant surtout pas pour la postérité. Avec cette « même frénésie de savoir et de partir, de quitter les petites bandes des pasteuriens ou des parnassiens » que portait l’homme aux semelles de vent, Yersin est un admirateur de Livingston qui fera de Nha Trang en Indochine son port d’attache, construisant une route entre l’Annam et le Cambodge et cultivant l’hévéa, ne se lassant de découvertes, à l’instar des encyclopédiste des Lumières, assoiffé de savoir qu’il fut.

Grand voyageur et amoureux de l’Indochine, Patrick Deville s’est pris de fascination pour ce scientifique français, entomologiste, savant secret qui, après avoir donné son nom au bacille de la peste – Yersina pestis – découvert lors de l’épidémie de Hongkong en 1894, s’installe définitivement en Indochine où il est enterré et vénéré comme un saint. C’est d’ailleurs à un modèle d’homme exemplaire que Deville consacre son magnifique roman, véritable tableau vivant de l’aventure en tant qu’expérience fondatrice de l’homme qui se décline en petites touches successives, comme autant de miniatures travaillées avec soin. Peste et choléra rend hommage à un solitaire qui choisira la liberté plutôt que les honneurs, ermite et arpenteur du monde, demeurant toute sa vie étranger à l’économie comme à la politique, contrairement à ses collègues pasteuriens dont il se tiendra loin.

Fabuleux conteur et styliste hors pair, Deville raconte l’humanité à travers ce personnage oublié par les livres d’histoire qui souscrivait à l’individualisme de Baudelaire selon lequel « il ne peut y avoir de progrès vrai que dans l’individu et par l’individu lui-même ». Yersin est avant tout un homme seul, un héros discret, dont l’écrivain français, récompensé pour ce roman par le prix FNAC et toujours en lice pour le Goncourt et le Femina, a dessiné le fabuleux voyage par courts chapitres qui se promènent entre les formes, les époques et les images, comme autant de variations sur les thèmes des croisements d’un homme avec l’histoire et de la poétique du voyage. Deville manie l’art de ramener le destin individuel au grand Tout avec élégance et philosophie, sans le maniérisme qui contamine certaines plumes parisiennes. Yersin s’incarne dans l’imagination du romancier qui ne se gêne pas pour digresser autour de l’homme dont l’intimité se révèle timidement, restant, parfois à regret, un peu à distance du lecteur, comme si le romancier avait conservé un peu de pudeur par rapport à son personnage qui cherchait plus que tout la retraite du grand monde pour mieux le voir par ses petites manifestations animales et végétales, « façonnant une petite planète en autarcie, une métonymie du monde, une arche de salut ». Chaque page donne envie de partir loin, vers la vraie vie, que l’auteur résume ainsi : « Ouvrir les routes, creuser des chemins dans l’inconnu sinon vers Dieu ou vers soi-même. La risible petite énigme de soi. »

Au bord de l’imaginaire
Roman d’un étonnant contraste où le ratage amoureux cède le pas au rêve; la noirceur, à l’humour décalé et le réalisme, à un imaginaire fantasque, L’embellie opère un vrai tour de charme pour le lecteur épris d’histoires drôles et étranges. Le roman fait partie de ces œuvres originales qui ne ressemblent à rien sinon à elles-mêmes. L’auteure islandaise Audur Ava Ólafsdóttir, qui s’est fait connaître avec Rosa candida (Prix des libraires 2011), donne la parole à une linguiste de 33 ans qui se fait larguer par son amant et son mari, mais ne se laisse pas abattre par les événements, s’amusant plutôt à relever les absurdes situations que suscitent la vie conjugale et son « après ». Malgré ses airs naïfs et sa franchise enfantine, la narratrice, peu encline à se morfondre, possède un sacré mordant dans la réplique et bascule peu à peu vers un monde parallèle, où l’imaginaire est roi, la libérant de la trivialité du quotidien.

Abandonnée par son mari qui lui reproche d’être une enfant qui ne veut pas grandir et de se comporter comme si elle vivait dans un roman, l’héroïne fera honneur à ces deux visages, se voyant confier la garde du fils sourd et muet de son amie avec qui elle partira en cavale, perdant son foyer, mais gagnant une cabane en rondins et la compagnie d’un petit garçon qui la sortira de sa solitude. Sur son chemin, elle couchera avec trois hommes, croisera trois bêtes mortes et connaîtra trois accidents mineurs. Mais de ces statistiques prédites par une prophétie, l’héroïne ne fera aucun cas, plus intéressée au développement de l’enfant qui réveille son instinct maternel dont elle se croyait pourtant dénuée qu’aux faits d’une réalité dont elle se détache peu à peu. C’est grâce à son regard décalé du réel, toujours un peu de biais, se « tenant au bord de l’imaginaire », dans un pays mitoyen, entre celui du vrai et de l’inventé, que la narratrice de ce conte doux-amer verra poindre des éclats de lumière dans le jour crépusculaire de l’hiver islandais.

Récit de l’inertie transformée en moteur de création, tragédie lumineuse où le ciel noir se perce d’éclaircies, L’embellie part d’un voyage physique et le transforme en expérience métaphysique de la résilience. Au milieu des dialogues absurdes avec un ex-mari qui revient vite au galop après avoir fui dans les bras d’une autre qu’il a engrossée, des passages surréalistes qui évoquent d’étranges souvenirs, des scènes de cuisine, de tricot, et des rencontres inusitées avec des personnages loufoques, le romanvacille entre la fable et le réalisme, faisant cohabiter le drame et la légèreté. « Ce que nous ressentons et ce que nous imaginons est aussi la réalité », déclare la narratrice à l’enfant, dans une confession qui révèle son penchant pour une vérité des sens brandie contre celle de la raison, qui sort perdante de ce roman d’une jolie extravagance, le roman du divorce le moins déprimant qui soit, avec, en extra, des recettes agrémentées de souvenirs de voyage qui deviennent un délirant guide de vie.

Publicité