Ses cendres au Panthéon depuis peu, le président Macron les y ayant fait déposer le 11 novembre 2019, Maurice Genevoix était sur la voie de l’oubli lorsqu’il eut droit à l’honneur ultime, son urne rejoignant celles de Voltaire, de Hugo, de Jaurès, précédant de peu celle de Joséphine Baker : « Aux grands hommes la patrie reconnaissante ».

Était-il un « grand homme »? Je crois qu’il aurait répondu par la négative tant ce paysan des bords de la Loire (né en 1890, demeuré vissé à son coin de pays) était l’image de l’homme simple, humble, rural, respectueux; « apolitique par souci d’indépendance absolue » comme il le confia à Pivot sur le plateau d’Apostrophes en 1980 quelques mois avant sa mort. Genevoix était un être attaché à la nature, écologiste avant l’heure, dont l’œuvre romanesque rassemble un peuple de campagnards, secrets, parfois sauvages, y compris les animaux puisqu’il s’est assez instinctivement glissé dans la peau d’un cerf poursuivi, d’un chat errant, de renards et de loups en maraude, de sangliers secrets.

Si le président de la France l’a fait « entrer au Panthéon », un 11 novembre, c’est que la patrie reconnaissait en lui (« cendres de circonstance », dirait Brassens) le « poilu » le plus connu (l’envers du soldat inconnu) qui, après avoir fait « la Grande Guerre », y avoir été blessé (trois balles, invalide à 70%, sept mois dans un hosto militaire), Genevoix s’est aussitôt engagé à décrire ce que fut vraiment la sale guerre des tranchées, la vie rampante dans la bouillasse, la mort entrant dans la vie de jeunes hommes; il crayonna des notes, les trêves venues, dans des carnets Moleskine noirs: les derniers regards, les pleurs, les cris, les embuscades forcément fatales, les déchirures des chairs, le déchirement des cœurs de fils, de frères, d’amis, d’amoureux, garçons utilisés comme chairs à canon.

Le grand œuvre de Genevoix c’est d’abord ça, cinq romans qu’il écrivit à chaud de 1917 à 1923 (Sous Verdun, Nuits de guerre, Au seuil des guitounes, La Boue, Les Éparges) et que les éditions Flammarion réunirent en un seul ouvrage, Ceux de 14. Sans avoir choisi de devenir écrivain (quand la guerre éclata il venait à 24 ans d’être admis à Normale Sup’, il n’entrevoyait qu’une carrière de pédagogue), Maurice Genevoix, par la force des choses, et comme l’écrivent Aurélie Luneau et Jacques Tassin qui signaient au moment de son entrée au Panthéon sa première biographie, « est devenu un survivant et c’est en tant que tel qu’il va commencer à écrire son œuvre, à relater pour transmettre, comme le dépositaire d’un message qui devrait être bienfaisant ».

Luneau et Tassin ont eu accès à ses carnets précieusement sauvegardés par la fille unique de Genevoix. Ils ont pu voir comment il travaillait durant sa convalescence. Ainsi ces notes du dimanche 4 octobre 1914, par exemple, écrites à la va-vite, brèves, ne comptant que dix-sept mots : « Les cloches. Casamajor est mort. La fusillade. Le soir fusées. Hallucinations. La pensée de Casa me poursuit. » Ce qu’il rapportera de cette journée-là, dans Sous Verdun, ne fera pas moins, de ces dix-sept mots, quatorze pages. « Lorsqu’il reprend ses notes, écrivent-ils, Genevoix est mutilé dans sa chair et son âme, mais c’est un homme qui a été rendu à la vie. » Plus tard, dans d’autres romans, naturalistes, humanistes, régionalistes, animaliers, Genevoix deviendra dans l’histoire littéraire française du XXe siècle, l’un des romanciers les plus attentifs à la beauté de vivre, il se fera, comme il s’en réclamait, un « chantre de la vie ».

Un anti-Céline, donc, on va dire. Vous aurez compris que ces deux écrivains, qui ont fait la même guerre, y ont été grandement blessés (invalides à 70%!), auront pris des chemins différents pour en témoigner. Alors que Céline (dont les cendres n’entreront jamais au Panthéon!) a bousculé la langue, fabulé l’histoire, agrandi les perspectives, imaginé outre mesure, Genevoix, de son côté, a scrupuleusement (dans la douleur, le souvenir récent, réel) écrit la sienne de guerre, celle qu’il a faite carnets griffonnés en poche. Comme il l’a écrit dans l’avant-propos de Sous Verdun : « Je tenais sur toute autre chose à éviter que des préoccupations d’écriture vinssent altérer dans son premier mouvement, dans sa réaction spontanée aux faits de guerre qu’il relate, le témoignage que j’ai voulu porter. » Bref, il s’est interdit tout arrangement affabulateur, toute licence d’imagination. Ni enjolivement, ni exaltation.

Céline et Genevoix, même guerre mais deux voix, l’une qui chante l’autre pas, et deux voies, celui-là s’en allant en sautillant d’émoi dans l’outrance et le génie, changeant tout ce qui précédait, celui-ci marchant à pas lents dans la mesure et l’honnêteté du simple témoin, respectant tout ce qui devrait rester au ras des boues.

Genevoix, qui sera facilement élu à l’Académie française en 1946 (19 voix sur 24 au premier tour), qui en deviendra aisément le Secrétaire perpétuel en 1958 (26 voix sur 29), était un être franc et des plus honorables, un romancier talentueux (dans ma jeunesse, j’ai dévoré son Raboliot, le portrait magistral d’un braconnier instinctif, et Rroû, l’histoire d’un chat qui quitte la maisonnée de sa maîtresse et mène délibérément une vie de misère — ce Rroû était son roman préféré). Genevoix était le parfait homme de lettres à mériter que des lycées portent son nom à leurs frontons, ce qui ne s’est pourtant pas tellement produit…

Paradoxalement, autant il aimait les bêtes de la forêt, autant il détestait celles de la littérature et sa colère fut terrible lorsqu’il entendit Paul Léautaud (un autre dont le Panthéon n’abritera jamais les cendres) déclarer au micro de Robert Mallet, dans ses fameux « Entretiens radiophoniques » de 1950, publiés chez Gallimard en 1951 : « Les anciens combattants? Il paraît qu’on en a tué beaucoup. Pas encore assez : il en reste. »

Revenant sur cette déclaration fanfaronne du fieffé Léautaud, Genevoix disait : « Il a le droit, cet homme, de mépriser les hommes et de leur préférer les bêtes. Mais il lui a manqué, à lui aussi, de voir de ses yeux un soldat saigner et mourir. »

La biographie qui lui est consacrée, illustrée de ses dessins d’animaux, contient quarante pages écrites sous l’Occupation, de mai 1941 à novembre 1942, pages demeurées au tiroir et dont le titre est Notes des temps humiliés. Leur lecture ne peut que le grandir dans sa modeste stature de témoin sans vindicte d’une honnêteté immarcescible.

Photo : © Robert Boisselle

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