Marie-Hélène Lafon: L’avenir qu’ils peinaient à s’inventer

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Pour une fois prenons congé des grands auteurs, qui sont morts, et des auteurs établis qui prennent de la brioche. Foin des Bellow et des Modiano, des Raymond Carver et des Herta Müller, car, aujourd’hui, il sera question d’un écrivain pas encore vraiment connu, d’une femme née en 1962 dans le Cantal, une prof de lettres classiques à Paris venue tard à l’écriture, à 34 ans, qui publia son premier roman en 2001 (Le soir du chien) en allant chercher le Renaudot des lycéens et qui, depuis lors, a publié, toujours chez Buchet-Chastel, deux recueils de nouvelles et quatre romans dont Les derniers Indiens, L’annonce et Les pays qui m’ont donné des bonheurs de lecture à la fois surannés et modernes.

Surannés, car, avec Marie-Hélène Lafon, le roman du terroir refait surface, si je puis dire. On pense à Giono, quelques chroniqueurs l’ont écrit. Elle décrit un monde paysan, celui qui touche à sa fin. Modernes, car l’école littéraire revendiquée par cette Auvergnate est celle des Pierre Michon (né dans la Creuse en 1945) et Pierre Bergounioux (né à Brive-la-Gaillarde en 1949), des écrivains qui – ce qui les distingue – ne sont pas de Paris sans être des écrivains régionaux dont l’appellation est souvent péjorative, mais des écrivains du regard arrêté, de la mémoire des paysages, du respect des vies humbles, ou des Vies minuscules pour reprendre le titre de Pierre Michon paru en 1984, de l’observation de la survivance des pays (autrement dit des paysans), dans leur existence soumise à l’inlassable travail du temps, tel que la littérature peut en témoigner quand un écrivain comme Marie-Hélène Lafon en assume humblement la tâche d’héritage et de souvenir avec une délicatesse infinie.

Plus qu’à Giono ou Michon et Bergounioux, c’est cependant au cinéma de Raymond Depardon, à ses documentaires sur la ferme du Garet et à son chef-d’œuvre qu’est La vie moderne que me font penser l’approche et l’écriture de Lafon. Contrairement à l’œuvre d’Annie Ernaux, qui explore elle aussi la mémoire familiale, prolétaire et provinciale, l’œuvre qui se construit sous la plume de Lafon ne revendique rien. Cette fille du Cantal n’entend pas, comme l’auteure de Les années, « venger » la condition de son père, mais simplement témoigner, seulement évoquer, seulement décrire, sans s’appesantir ni le regretter ni le pleurer, un monde qui tire à sa fin sans que l’on y puisse quoi que ce soit d’autre que le comprendre, en prendre acte, en saisir l’humanité dans son humilité. On pourrait dire aussi du Tchekhov français.

Cette parenté de l’écriture de Marie-Hélène Lafon avec le cinéma ethnologique de Depardon m’était venue à l’esprit dès le premier livre lu, L’annonce, l’histoire de Paul, 46 ans, paysan célibataire du Cantal qui « ne veut pas finir seul » et qui fait passer une annonce dans le journal pour trouver une femme « aimant campagne, voulant fonder un foyer ». La veuve Annette viendra du nord avec son fils s’installer à Fridières, où Paul vit avec deux oncles octogénaires et célibataires, une sœur aînée qui régente, et la vie s’y passera, entre la lecture du journal La Montagne, la télé ouverte dans la cuisine, le train à faire, le linge à repasser. Faut-il en rire ou en pleurer? Aucun de ces états d’âme ne s’étalera, que de l’observé, il n’y a que le temps qui passe…

Dans Les pays, son plus récent ouvrage, Claire, fille de paysans (alter ego de l’écrivain), est montée à Paris pour étudier en Sorbonne et devenir professeur de lycée. Son père quitte parfois sa province, la vallée de la Santoire, « cette fente enfouie dans le vieux pays plissé raboté », pour venir chez sa fille célibataire qui élève toutefois un enfant, son neveu, dans un 45 mètres carrés sans télé. Le père, chaque fois, durant trois ou quatre jours à la Noël, loin de ses trente-trois hectares de ferme endormie, y « coupe »ses hivers, abordant des gens dans le métro qui ne l’écoutent pas, déplorant le soir que sa fille n’ait pas la télévision… Lafon revendique elle-même la parenté d’esprit avec le travail de Depardon. Page 195, Claire installe un soir son père devant l’ordinateur et lui fait voir un documentaire « où des hommes et des femmes qui n’étaient plus tout à fait jeunes, mains posées sur la toile cirée, à côté de la boîte à sucre rectangulaire et du verre de café, dos tourné à la cuisinière trapue, à son tuyau annelé, à l’évier blanc, disaient entre deux morceaux de silence la vie qu’ils s’étaient faites dans leur ferme du bout du monde, en Ardèche, en Lozère ou en Haute-Loire, et l’avenir qu’ils peinaient à s’inventer »…

« Il en demeurait coi », écrit-elle du père. « C’est nous c’est nous on est comme ça c’est nous », répète le vieil homme à l’enfant. Sans l’indiquer nommément, Lafon insère donc dans son livre, subtilement et fraternellement, ce réel chef-d’œuvre d’humanisme qu’est, à la hauteur de ceux de Pierre Perrault, le documentaire La vie moderne de Raymond Depardon.

Avec Les derniers Indiens, son roman de 2008 qui lui mérita le prix Marguerite-Audoux (une orpheline montée du Cher à Paris en 1881, couturière et romancière, célèbre un temps pour son autobiographique Marie-Claire paru en 1910, morte oubliée en 1937), Marie-Hélène Lafon brosse un portrait magistral d’une résistance sans avenir : un frère et une sœur de la quatrième génération d’une famille de fermiers établie en Auvergne, Marie et Jean, vivent ensemble, ils ne se sont jamais mariés, n’ont pas d’enfants. Seuls, ils attendent la mort sans se le dire mais en la sachant là, bientôt, seule issue. Ils ne déménageront pas. La nuit, Marie pense à ceux qui sont déjà « dans l’enclos du cimetière penché », dont une petite fille qui avait été assassinée dans l’hiver de 1968-1969. Dont la puissante mère, Renée Santoire, qui n’avait pas pris en se mariant le nom de famille du père, Combes.

« Les morts étaient dans la maison, dans ses murs et dans son air, ils respiraient avec les vivants, à leur côté, ils avaient leurs aises, leurs usages, même les morts de peu de conséquence, comme le père ». Marie-Hélène Lafon, une découverte littéraire que je vous refile.

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