Les variantes du corps

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Je vous ai déjà parlé dans cette chronique de l’écrivain italien Erri De Luca pour son roman Le poids du papillon qui visitait la fin de vie d’un chasseur en montagne et vantait la supériorité des animaux sur la cruauté des hommes. Le fabuliste philosophe me charme à nouveau avec un petit roman au titre faisant aussi référence à l’animal, mais qui troque la vieillesse pour l’enfance, la montagne pour la mer et qui explore les souvenirs de l’auteur lorsque, à 10 ans, il cherche à rompre avec un corps trop petit qui l’emprisonne dans l’enfance. Remontant à « ce bout d’été d’il y a cinquante ans, vu à travers la focale de la distance », l’écrivain écrit cet enfant de 10 ans qu’il a été sans le connaître vraiment dans Les poissons ne ferment pas les yeux, s’approchant à petits pas, par touches d’émotions et de sensations, vers la douloureuse transition de l’enfant à l’adulte.

L’action se déroule sur une île où le garçon passe ses étés avec sa mère, suivant les pêcheurs la nuit et se nourrissant de livres le jour, véritable boulimique qui aime tout ce qui est écrit et qui ne croit qu’à ce qu’il voit écrit. Il apprend à connaître les adultes de l’intérieur, par les livres, mais découvrira les gens de son âge en chair et en os. Le verbe « aimer », que les adultes « poussent jusqu’à l’exaspération », lui sera révélé par la rencontre avec une fillette, amie des animaux, qui l’initiera, entre autres choses, à la justice et le priera de fermer ses yeux de poisson quand elle l’embrasse. Quant aux garçons, le narrateur s’en servira pour se débarrasser de son corps d’enfant, en allant au-devant des coups pour provoquer le changement, la rupture nécessaire pour grandir. De ses blessures, l’enfant muera vers une nouvelle peau, une des « formes futures » contenues dans l’enveloppe de ses 10 ans.

Cinquante ans plus tard, l’écrivain « approche de cet âge d’archive de [ses] formats successifs », de ces possibles et ces présences inscrites dans le corps. « Loin de là, j’ai brûlé la graisse de ce moi-même d’autrefois, effaçant des variantes. Dans ce corps sommaire, il y avait l’émotion et la colère des années révolutionnaires […] dans le cratère du volcan, il y avait les montagnes que j’escaladerais à quatre pattes. » À travers le motif du retour vers ce « magma » du corps de l’enfant, Erri De Luca réussit une traversée sensorielle de la mémoire tout à fait singulière, réveillant un être disparu pour mieux comprendre l’être présent en passant par d’étranges souterrains. La visite du corps permet de retrouver le souvenir (on pense à Proust, bien que la prose laconique du Napolitain n’ait rien à voir avec celle de l’autre grand arpenteur de la mémoire) et de suivre la trajectoire mystérieuse de certains concepts – comme la justice, la miséricorde et la formation d’un caractère révolutionnaire – d’abord vécus physiquement. « J’ai habité mon corps, en le trouvant déjà plein de fantômes, de cauchemars, de tarentelles, d’ogres et de princesses. Je les ai reconnus en les rencontrant au cœur du temps assigné. » Fort de toutes ces variantes offertes comme autant de soi en puissance, l’enfant de la fable tient le monde dans son corps.

 

Dans la peau de l’autre

Le jeune Bill du dernier roman de John Irving contient aussi l’univers dans son corps, siège d’un grand théâtre digne de Shakespeare où les rôles et les sexes s’intervertissent et s’interpénètrent. C’est d’ailleurs d’une citation de Richard II, une pièce de l’auteur anglais, que le romancier tire son titre : À moi seul bien des personnages, autre récit initiatique d’un jeune garçon à l’identité sexuelle « indécise », raconté depuis le point de vue de l’homme âgé de 70 ans, mais dans un registre plus comique et frivole que chez De Luca. Ce garçon bisexuel s’attarde aussi à ces variantes du corps observé depuis l’éveil de sa sexualité qui coïncide avec celui de sa vocation littéraire. Au cours de ses années de collège dans le Vermont durant lesquelles il tombe amoureux d’une bibliothécaire travestie et ancien lutteur, il découvre, avec honte, son appétit sexuel pour les garçons, tout en le dissimulant derrière le couple qu’il forme avec son amie Élaine, puis les plaisirs du vagin, alors qu’on lui avait comparé la fleur des femmes à un hall de gare. Bill, surnommé « Nymphe », relate à travers son récit l’histoire de l’homosexualité américaine de l’intérieur.

Étudiant à Vienne au début des années 1960, puis vivant la libération des gais à New York, le narrateur témoigne aussi de la terrible pandémie du sida qui a marqué les années 1980. Malgré la dimension tragique de cette dernière partie du roman, Irving demeure d’un ton plutôt léger et n’épargne aucun détail sur la sexualité loin d’être banale de son héros, décrite avec crudité et souvent beaucoup d’humour. Affublé de troubles sévères d’élocution l’empêchant de prononcer les mots « pénis », « pénétration » et « bibliothécaire », le narrateur partage avec le lecteur ses interrogations et ses doutes les plus intimes sans aucune pudeur. Bill décrit en long et en large le coït anal et la « puanteur de l’amour » dont parle James Baldwin, mais Irving s’intéresse surtout à la psychologie de son personnage avec qui il élucide les mystères de la naissance d’une sexualité.

Les références constantes aux œuvres de Shakespeare et au thème du travestissement sont parfois un peu plaquées, mais le lecteur aura plaisir à lire Irving qui maîtrise parfaitement les allers et retours temporels qui lui font devancer le récit et voyager à travers la vie de ce personnage excentrique qu’il incarne avec une aisance déconcertante. Sans cesse en train de se réinventer, le jeune homme de dix-huit ans possède le monde en lui, comme le narrateur d’Erri De Luca et, en examinant les ambivalences de son identité sexuelle, le romancier examine aussi celles de l’écrivain, capable d’entrer dans la peau de tant d’autres et de devenir tous les personnages. Est-ce à dire qu’en tout écrivain sommeille un enfant préformé, demeuré à l’état latent où toutes les variantes du soi sont encore accessibles? Allez savoir, mais ces deux romans témoignent certainement de la fécondité de l’adolescence comme terreau pour l’imagination de l’écrivain.

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