C’est l’histoire d’un journaliste parisien bourgeois de gauche quittant son corps, sa vie ordinaire,son identité, sous l’assaut de deux terroristes tirant dans la salle de conférence d’un petit journal satirique.L’histoire d’un être aux identités multiples qui redevient un homme. Il a vécu parmi les morts, le temps d’une matinée irréelle du 7 janvier 2015, faisant de lui un immortel. Un blessé de guerre dans un pays en paix.

« Un immortel, ce n’est pas forcément un dieu, ni même un héros. Ça peut être quelqu’un qui a senti toute sa mortalité et qui a le sentiment fragile de survivre à cette sensation […]. » Survivant de l’attentat mené contre Charlie Hebdo en 2015, Philippe Lançon offre une éclatante leçon de vie et de littérature avec Le lambeau, récit intime d’une force inouïe qui reconstitue l’expérience extrême par laquelle le journaliste de Libération est passé. Depuis l’attentat jusqu’à la lente reconstruction de son visage qui l’aura tenu à l’hôpital durant 282 jours, Lançon relate le parcours chirurgical qui l’a transformé, le traumatisme qui l’a expulsé de sa vie et l’a scindé en deux mondes qui « semblent désormais parallèles » et ne pourront jamais se rejoindre, « ni dans la vie ni dans ce livre ».

C’est à partir du pont détruit entre deux rives que Lançon écrit. Depuis le trou au milieu. Un lieu où les deux mondes se parlent, mais jamais ne se rejoignent. Le chemin vers soi et la connaissance est à jamais brouillé, déplacé. « Rien de ce qu’on vous dit n’est, quand vous entrez dans le monde où ce qui est ne peut plus vraiment être dit », parce que trop atroce, trop insensé. Le projet de l’écrire a posteriori devient dès lors une entreprise de reconstitution du vide, du trou, de l’innommable pour lequel il n’existe pas de grammaire. « Les mots permettent d’aller plus loin, mais quand on est allé si loin, d’un seul coup, malgré soi, ils n’explorent plus, ne font plus de conquêtes ; ils se contentent maintenant de suivre ce qui a lieu, comme de vieux chiens essoufflés. » Œuvre de reconstruction à partir d’une mémoire qui s’effrite, d’un corps qui fuit, d’une vie qui échappe, l’ouvrage se fait ode au temps interrompu, qui n’est pas sans rappeler La recherche de Proust, dont Lançon se réclame. Ode, parce que malgré le tragique, c’est une célébration de la vie non dénuée d’humour dont il s’agit. Initiation à une autre vie, à une souffrance dont l’intensité, proche de la dissolution, émerge quand on a tout perdu.

Sans ignorer la portée politique de son agression, Lançon, qui sera escorté par deux policiers nuit et jour pendant des mois, concentre son attention sur l’expérience physique et mentale qu’il a traversée, faisant de cette tragédie un événement intime, un pèlerinage intérieur, l’histoire d’une métamorphose qui dépasse l’actualité et se traduit par les sensations. « Je ne souffrais pas ; j’étais la souffrance. Vivre à l’intérieur de la souffrance, entièrement, ne plus être déterminé que par elle, ce n’est pas souffrir; c’est autre chose; une modification complète de l’être. » Lançon ne ressent d’ailleurs aucune colère envers le geste de ses agresseurs qu’il ne peut expliquer. Il est un revenant du pays des morts qui se demande ce qu’il reste de lui. Sans télévision ni radio dans sa chambre d’hôpital qui devient son royaume « hors du temps », il écoute la musique de Bach, lit Proust, Kafka, Mann et réapprend l’amitié, la confiance, à travers les relations tissées notamment avec sa chirurgienne, cette « fée imparfaite » qui lui donnera « une seconde vie ». Les mots ne vivent plus que dans le champ le plus intime, le plus concret, qui donne le ton au livre. Chaque phrase jaillit d’une matière vierge, brute, d’un corps chargé d’une présence nouvelle, intense, menacée pour toujours. Le livre tisse un fil au-dessus d’un précipice à jamais ouvert.

La prose est limpide, juste, d’une fulgurance sans ornement, avec les qualités de la langue journalistique (précise, économe) et celles d’une âme mise à nu. Le récit viscéral sert de seconde peau, à l’instar de celle que l’écrivain se fera poser à partir d’une greffe de son péroné, ce lambeau de chair qui va le caractériser. Il se décrit comme un « envoûté du concret », appellation qui n’est pas difficile à comprendre quand on sait qu’il aura fallu pas moins de dix-sept opérations (en date du mois d’août 2017) pour reconstituer son visage détruit. Tragique sans être morbide, ce livre fascinant ne verse jamais dans le larmoiement ni dans la recherche de la pitié. Lançon ne cherche rien, il existe sur la page, invente une langue. « Si écrire consiste à imaginer tout ce qui manque, à substituer au vide un certain ordre, je n’écris pas : comment pourrais-je créer la moindre fiction lors que j’ai été moi-même avalé par une fiction? Comment bâtir un ordre quelconque sur de telles ruines? » De l’expérience du temps interrompu, Lançon tire une leçon applicable à tous les revenants, survivants, ressuscités, aussi petites soient les morts qu’ils traversent : « On naît là aussi où l’on décide de renaître. »

Le réenchantement
La seconde vie de Joseph dans Trois fois la fin du monde rejoint à certains égards celle de Lançon. Sophie Divry y suit un jeune Français depuis la prison où il est enfermé pour complicité au braquage d’une bijouterie qui aura coûté la vie de son frère, tué sous les balles des policiers, jusqu’à une catastrophe nucléaire qui décime la moitié de la population française. Seul survivant dans une région désertée, Joseph passe de l’enfer humain, où la haine et la violence vont de pair, à une vie d’ermite dans un pays étranger, un pays parallèle où il « regarde la fin de l’homme ».

Récit d’anticipation haletant sur la solitude et la déshumanisation, le roman raconte un réenchantement exprimé dans le quotidien de ce jeune homme, qui incarne et rend à la jeunesse un avenir, un espoir, à travers ce récit de survie à la Robinson Crusoé. Divry alterne les narrations pour tantôt laisser la parole à son héros (qui exprime dans une langue argotique ses peurs, ses doutes, puis son amour pour un mouton et un chat qui deviendront ses compagnons de route) ; tantôt raconter dans une prose poétique, sobre et mordante, la nouvelle vie qui l’entoure.

La chute du héros dans l’enfer d’une cellule où il perd confiance en l’humanité, puis sa réhumanisation grâce à la présence d’une vie animale et végétale renvoient au parcours de Lançon. Deux êtres brisés par la violence qui réapprivoisent la vie en passant par le concret, la musique, le retour au pays des sensations. Des revenants exilés de la société découvrant un autre monde caché sous le premier. « Les petits espaces deviennent immenses » pour Joseph qui découvre ce que signifie la liberté, d’abord lorsqu’il en est soudainement privé, puis lorsqu’elle lui est livrée sans contrainte ni vis-à-vis. « Quelque chose triomphe » pour Joseph qui, au-delà de la peur, renaît par la curiosité. Mais bientôt, il aura besoin du monde, parce qu’« un rescapé, un seul, c’est inutile ». « Combien de siècles sans crime faudra-t-il pour que s’abolisse la peur de l’homme? »

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