Les livres et la vie

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Vous ais-je déjà dit que je n'aimais pas les romans trop longs? Je vous causais, récemment, de L.A. Story. Ce livre, c'était pourtant presque 600 pages, et je n'ai pas été embêté une seule seconde. Je me souviens de m'être dit que la longueur comptait pour bien peu dans la jouissance, quand aucun mot n'était de trop. Rien n'est pire qu'un roman qui piétine, qui en raconte trop, qui s'acharne. Qui trop embrasse mal étreint…

Détrompez-vous, je n’ai jamais eu peur des longs ébats: je les ai simplement toujours détestés lorsqu’ils étaient sans amour. Les livres longs ne m’effraient pas: j’aime Joyce, c’est bien peu dire, et VLB aussi! Sauf que je me méfie d’eux (ni de Joyce ni de VLB, voyons, mais des livres longs!) comme de la grippe A(H1N1). En quoi m’est-il nécessaire de lire qu’il ouvrit la porte, descendit les marches, vérifia s’il avait du courrier et regarda dehors s’il pleuvait avant d’ouvrir, bla bla bla … Et en quoi m’est-il utile d’apprendre que sa mère lui collait des étoiles aux fesses lorsqu’il avait de bons résultats — non, ça je veux le savoir, parce que je suis certain que ça risque de mener à une réaction magnifique de violence du jeune en question —, mais je m’égare. Vous me suivez: je déteste les mots inutiles, quand l’impression me vient en lisant qu’on a coupé des arbres pour rien.

Et c’est souvent ce à quoi je pense en recevant un trop gros livre.

En ouvrant le paquet qui contenait Les enfants de Las Vegas de Charles Bock, j’ai eu un peu peur et j’ai pensé aux arbres. En cassant le livre, j’ai tout de suite su que je plongeais dans une œuvre marquante, hallucinante, assassine et «vitriolique», où aucun mot n’est de trop. À la fin de la 510e page, j’ai presque eu envie de reprendre: ah, si je n’avais eu ce papier à pondre…

C’est un peu comme L.A. Story, avec le documentaire en moins mais le regard aigu sur le monde aussi solide et ravageur. Les enfants de Las Vegas, ce sont plusieurs histoires croisées, d’enfants laissés pour compte, d’enfants en rupture avec leurs parents, en fuite, ou n’ayant plus donné de nouvelles depuis des années. C’est un panoramique cosmique sur cette Amérique aux entrailles pourries, cette Amérique délirante qui surfe entre l’horreur et le bonheur, une Amérique qu’on n’aurait jamais osé imaginer, jamais osé rêver, cauchemarder. Les enfants de Las Vegas, c’est le microcosme d’un jeune auteur, Bock, né en 1970, qui se sert du ragoût d’une enfance passée dans le pawnshop de ses parents et qui le recouvre d’une sauce universelle pour plonger au cœur de l’absence, du rejet, de la tragédie totale, de l’abandon, de l’oubli: et rien n’est pire que l’oubli de ceux qu’on aime, et qui devraient nous aimer.

«Il y avait des files de clients dans le commerce de mes parents, qui attendaient du liquide contre leurs objets. Il y avait des touristes qui avaient flambé tout leur argent, peut-être aussi leur billet de retour, et qui étaient désespérés, en lendemain de veille horrible. Ils avaient besoin de prêts, en échange de leurs bagues de mariage, pour pouvoir retourner dans les casinos et se refaire. Souvent, mes parents se retrouvaient dans la position de devoir dire à ces gens que leur anneau de mariage ne valait qu’une infime fraction de ce qu’ils avaient payé, que le diamant dans ces bagues était faux, ou brisé. De l’arrière-boutique, je regardais ces gens exploser et traiter mes parents de sales Juifs, leur jeter des sorts et les menacer. Il est impossible, dans des situations comme celle-là, de ne pas se sentir impliqué, horrifié, mais peut-être même plus que cela, d’être attristé par ce spectacle, de vouloir absolument quelque chose d’autre de la vie.»
Extrait du site de l’auteur, traduction libre de votre serviteur

Vouloir la vie
J’avoue, je n’ai connu Marie NDiaye qu’il y a deux semaines, et son écriture, il y a quelques jours à peine. Si j’ai d’abord eu peur qu’on nous ait réservé un autre de ces Goncourt obscurs, peu ancré dans son monde et perclus de psychologisme puéril, si je me suis d’abord retenu de plonger dans ses longues phrases bien françaises, ampoulées et précieuses, comme si elles avaient été taillées au XIXe siècle et qu’on les avait gardées intactes, sans taches et sans faux pli, mes hésitations se sont ensuite vite
dissoutes et je me suis laissé glisser, coupable d’un brin de sauvagerie, dans ces mondes sombres et cruels que met en scène l’écrivaine née en France de parents sénégalais, et qui vit
aujourd’hui à Berlin.

Son livre, Trois femmes puissantes, qui a mérité le Goncourt, parle de contrôle, de sauvagerie mortelle, de l’abandon des réserves et des respects, des travers de ce que l’humanité a de plus bestial. Trois histoires se suivent, sans lien apparent autre que ces thèmes qui se matérialisent d’un récit à l’autre.

Qu’il s’agisse de cet homme aux manières de goinfre, ses ongles jaunis, sales et longs, ses petites filles enfermées avec la bonne, son ex-femme morte étranglée et ce fils d’une première union, emprisonné, cet homme qui rappelle une de ses filles, avocate, pour le sauver.

Que ce soit ce petit Français, encore, au job pourri et au patron jaloux, à la femme sans amour; ce petit homme de rien du tout au fils méfiant et à la maman presque indigne.

Ou que ce soit cette autre femme, là-bas, qui n’a pas fait d’enfant à son mari, mort d’un coup, au pied de son lit et que sa belle-famille, quelques années plus tard, expédie en France d’où elle devra envoyer de l’argent, parce que le chemin de la nécessité devra lui faire découvrir des ressources qu’elle ne se connaissait pas…

La folie rode, de plus en plus… et toutes ces histoires se mêlent, sur le fil d’infimes détails. Entre le beau et le vulgaire, entre la vie et la mort, entre la grâce et la monstruosité, entre l’Afrique et l’Europe, il n’y a rien, souvent que quelques mots, si peu, à peine, et il y a tout, en même temps.

Bibliographie :
Trois femmes puissantes, Marie NDiaye, Gallimard, 316 p. | 35,95$
Les enfants de Las Vegas, Charles Bock, De l’Olivier, 512 p. | 37,95$

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