Le solvant du temps

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« Le temps agit moins comme un fixatif que comme un solvant », affirme le narrateur du roman de Julian Barnes, Une fille, qui danse. Tel un écho poétique, Hubert Haddad répond dans Le peintre d’éventail : « La vie est un chemin de rosée dont la mémoire se perd, comme un rêve de jardin. » Occupés à scruter le souvenir et son inscription dans la mémoire, les deux romanciers constatent effectivement l’impermanence de l’existence et la violence avec laquelle une catastrophe, sous la forme d’un tremblement de terre ou d’un troublant aveu, peut dévisager à jamais le paysage ou l’histoire d’une vie que l’on croyait immuables.

Le fleuve coulant vers l’amont

The Sense of an Ending (titre maladroitement traduit par Une fille, qui danse), récipiendaire du prestigieux Man Booker Prize 2011, fait partie de ces œuvres apparemment inoffensives qui vous tourmentent longtemps après les avoir refermées, telle une boîte de Pandore qui ne libère pas tant les maux de l’humanité que le doute éternel sur le sens qu’on donne au passé et aux souvenirs, renversés du jour au lendemain. C’est ce qui arrive au narrateur du roman de Julian Barnes, un sexagénaire qui se remémore sa jeunesse dans un lycée londonien, refaisant le monde avec son petit clan d’amis, philosophant prétentieusement sur la vie et l’histoire. Sa première liaison avec Veronica, une fille compliquée qui ne s’abandonnera aux plaisirs de la chair qu’après leur rupture, se termine en queue de poisson. Par la suite, son ami Adrian lui demande la permission de sortir à son tour avec Veronica. Dans son souvenir, il répliquera gentiment, pacifique comme il l’a toujours été. Quelque temps plus tard, Adrian se suicide, geste perçu comme celui d’un être libre par la bande d’amis impressionnés par la mystérieuse intelligence de leur collègue.

Ce parcours somme toute banal d’un homme divorcé menant une vie paisible et résignée bascule lorsqu’il hérite de la mère de Veronica d’un petit montant d’argent et de documents, dont le journal intime d’Adrian. Retrouvant son ancienne petite amie qui lui fera de troublantes révélations, l’homme – bien assis sur la version de l’histoire de sa vie qu’il s’est racontée à lui-même durant des décennies – verra émerger de nouveaux souvenirs, « comme si le temps avait été inversé, que le fleuve avait coulé vers l’amont ». Tout son passé sera réévalué à la lumière d’une nouvelle version de l’histoire de la mort de son ami et de la réaction violente qu’il a réellement eue (lettre à l’appui), et qu’il sera forcé d’admettre. Pris de vertige, le lecteur plonge alors avec le narrateur dans les méandres d’une mémoire vacillante et subjective dont la bonne conscience repose sur un socle de mensonges.

À travers les confessions intimes de ce sexagénaire forcé de revenir sur son passé, Julian Barnes pose la question cruciale de la responsabilité et évalue les effets pervers de cette force violente et irrévocable qu’on nomme le temps, qui transforme, déforme et redessine chaque jour la carte d’une vie dont on ne maîtrise jamais tout à fait le cours. Traduite en formules mathématiques par Adrian dans son journal intime, l’incompréhension de la chaîne logique des relations humaines, qu’il essaie d’exprimer en termes d’additions, soustractions, multiplications et divisions, renvoie à l’homme qui cherche le sens à donner à la fin d’une histoire, comme à celui de son fugitif passage sur terre. Une fine et bouleversante plongée en apnée au-dessus de la ligne du temps soudain brisée, qui se lit comme un polar.

 

Mémoire de vent

Sur ce même terrain du souvenir, mais dans un tout autre registre, le grand écrivain d’origine tunisienne Hubert Haddad offre un conte japonais sculpté comme un poème, où la transmission de l’art de peindre des éventails et de jardiner témoigne de la fragilité de la mémoire, une fragilité grandement éprouvée par la terre nippone ravagée par les séismes et les raz-de-marée.

Dans la pension de dame Hison, veuve et ancienne courtisane qui reçoit les déracinés dans son ermitage, Xu Hi-Han, marmiton apprenti, raconte comment il a été initié par Matabei Reien à la peinture d’éventails, lui-même héritier de ce savoir qui lui a été transmis par Osaki Tanako, qui devint jardinier et peintre après le suicide de ses parents. Pour ce grand maître, le jardin, cet « enclos pensé comme un organisme vivant » contient tous les paysages, rassemble la nature entière comme par compensation des erreurs des hommes. « Le vent seul porte le souvenir. Peindre un éventail, n’était-ce pas ramener sagement l’art du vent? », questionne Osaki. « Un regard sauve l’égaré de toute cette odeur d’eau morte et de moisissure », ajoute-t-il, philosophe et poète. Poursuivant cet art de vivre, Matabei, qui a pour sa part vécu un traumatisme en heurtant mortellement une jeune étudiante avec sa voiture, trouve aussi une forme de rédemption dans la peinture d’éventails et le jardinage, créés simultanément comme témoignages aussi éphémères que la vie. « Jardiner, c’est renaître avec chaque fleur », défend-il, jusqu’à la catastrophe du 11 mars 2011, le tsunami qui dévisage le paysage, inonde les éventails, ravage les jardins, l’ermitage, la région. À l’harmonie de la nature travaillée en orfèvre succédera le chaos du désastre. L’œuvre de l’homme s’efface au déchaînement des éléments lui rappelant l’impermanence de toute chose. « Quelle force obstinée vous restitue au monde après l’apocalypse? », se demande Matabei. En « peignant le ciel abstrait des choses » sur des éventails? Leçons de vie et de résilience, le jardin et la peinture compensent un instant le chaos, mais le « jardin idéal n’est qu’un rêve », et « s’achève seulement en esprit l’inachevé », rappelle Osaki.

Passant de la contemplation à la destruction, Hubert Haddad saisit l’essence de l’âme japonaise, de la pure nudité du haïku au désordre des cataclysmes nucléaires et sismiques, ce pays des fins du monde d’où renaît toujours une fleur se déploie dans toute sa candeur tragique. Difficile de traduire les phrases somptueuses de l’écrivain sans trahir leur délicate beauté qu’on dirait aussi fragile que l’éventail, symbole du travail minutieux de l’homme pour attraper le vent, seul témoin éternel de la mémoire, qui ne peut échapper au solvant du temps. La lenteur des mots qui s’ouvrent sur chaque page donne envie de ralentir le temps, ce solvant puissant auquel on n’échappe pas. En complément au roman, Les Haïkus du peintre d’éventail paraissent chez Zulma. Pour poursuivre le pèlerinage dans le jardin parfait, somme d’inachèvements.

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