Le mystère de l’autre

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«Nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes», confiait Rica à Usbek, dans l'une des célèbres Lettres persanes de Montesquieu, qui introduisit, au Siècle des lumières, un relativisme culturel qui fera date. À travers l'étude de la société persane, le voyageur européen découvrait par l'Autre des vérités sur lui-même. Il en est ainsi de toutes les relations, qu'elles soient amicales comme chez Kéthévane Davrichewy, qui traite d'une rupture d'amitié dans Les séparées, ou diplomatiques, comme celles décrites par David Mitchell dans Les mille automnes de Jacob de Zoet, relatant les aventures d'un Néerlandais au Japon, dans ce XVIIIe siècle où l'Occident rencontrait l'Orient.

En matière de dépaysement, David Mitchell s’y connaît un brin. Le romancier britannique aujourd’hui installé en Irlande a vécu en Sicile et enseigné l’anglais au Japon. Ses Écrits fantômes et sa Cartographie des nuages l’ont propulsé dans les hauts rangs de la littérature mondiale, mais il livre ici son premier roman historique… et non le moindre! Avec une vivacité d’esprit et un talent inouïs pour les tableaux d’époque vivants, Mitchell, doué d’autant d’érudition que d’humour, ancre son roman dans l’île japonaise de Dejima, où le jeune clerc Jacob, officier de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, vit le choc des civilisations dans tout ce qu’il a de déstabilisant et d’intéressant (d’un point de vue contemporain, alors que nous parcourons chaque jour la planète en un clic de souris).

Les relations diplomatiques étaient tout autres à l’époque où le Japon était une île cloîtrée et Dejima, son seul passage vers le monde extérieur. Mitchell transmet avec maestria la complexité du dialogue entre ces peuples qui dépendent d’interprètes et confrontent leurs conceptions du monde par des jeux de pouvoir et d’influence. D’un côté, les Japonais se méfient du christianisme et des théories empiriques des Européens qui, eux, rejettent les superstitions nippones et défendent cette «science qui commence à se doter d’une conscience». Un Japonais doté de la sagesse orientale millénaire et sceptique devant les avancées du progrès se demande si, dans cent ans, le monde ressemblera davantage à l’enfer ou au paradis. Or de l’autre côté, les Européens s’inquiètent aussi des moeurs japonaises parfois sauvages. Que dire du couvent où sera emprisonnée Orito, la sage-femme japonaise dont Jacob est épris, où sont fécondées des femmes à qui on arrache ensuite leur enfant? «Qui est un Barbare?», demandait Montaigne. Mitchell ne cesse de confronter les savoirs, les cultures et les visions du monde dans ce roman naturaliste et philosophique où chacun se révèle le barbare d’un autre.

Regorgeant de trépidantes péripéties et mariant tous les registres sans jamais perdre le cap, cette fresque magistrale fait revivre l’âme de cette époque de découvertes par des dialogues musclés d’une exquise vérité et un sens de l’humour finement vulgaire. La parole est partagée entre moult personnages truculents, de ce Dr Marinus plein d’ironie et de brutalité qu’on suit dans ses démonstrations médicales scabreuses, aux geishas et aux esclaves qui affirment que «pour les Blancs, vivre, c’est avoir, ou tenter d’avoir plus ou mourir en tentant d’avoir plus. Ils ont un appétit incroyable!» Le miroir nous est alors tendu.

À l’instar des Lettres persanes, Les mille automnes de Jacob de Zoet pénètre l’univers d’un monde étranger où naît le choc des cultures et, à sa suite, l’exploitation et l’esclavage. Plus pour sa vision d’envergure que pour les ressorts romanesques du récit d’aventures (sans faille, mais un peu rébarbatifs à la longue), il faut lire ce portrait décapant d’une humanité dominée par son désir de connaître l’Autre pour mieux l’asservir.

L’Autre, l’ami
Les dissonances entre les peuples ne sont pas si loin de celles des individus en amitié qui, à plus petite échelle, éprouvent aussi le choc de la différence, son attrait et l’inévitable rivalité qui l’accompagne. S’attaquant à la rupture d’amitié, un sujet peu exploité, Kéthévane Davrichewy creuse cette première relation à l’Autre dans Les séparées, une oeuvre intimiste, sobre et sincère. À travers les confessions croisées d’Alice et Cécile, des amies d’enfance qui ont rompu le lien qui les unissaient, et leurs vies jalonnées de deuils, de combats et de maladies, l’auteure retrace par touches minimalistes le cheminement d’une relation fusionnelle jusqu’à sa cassure, radiographiant de près l’amitié dans ses infimes variations, ses subtils jeux de pouvoir et d’attraction.

«J’aurais voulu parfois être l’une de vous, avoir trois soeurs. Chez vous, on était vivants, tout le monde parlait en même temps, vous vous disputiez souvent mais cela ne portait pas à conséquence […]» Qui n’a pas rêvé, comme Alice, de prendre la place de l’ami? La première fascination de l’étranger loge dans l’amitié. On envie l’autre pour sa différence, parce qu’elle fait sortir de soi-même. Sans artifice, la romancière française transmet cet étrange mélange d’admiration et d’envie pour l’ami qui ne nous ressemble pas jusqu’à ce qu’on s’identifie, puis se fonde à lui.

La pomme de discorde entre les deux amies reste un élément diffus, innommable, bien qu’il y ait eu cet amour accidentel d’Alice pour Philippe, le demi-frère adulé de Cécile, qui aura sa revanche, franchissant aussi la mince ligne de la loyauté qui ne pardonne pas en amitié. Avec cette plongée labyrinthique où chacune cherche à comprendre l’autre sans jamais y parvenir parfaitement, Davrichewy suggère la difficile réconciliation avec l’ami perdu: «Les disparus surgissent quand on ne les attend pas et ne répondent pas quand on les espère», écrit-elle. Mais si la cassure est au coeur de cette douloureuse séparation, le récit, lui, se fait volontiers ami, ranimant ces heures de joie fiévreuse partagées dans la jeunesse à recopier des poèmes en rêvant d’être artiste, à jouir de la liberté des premiers flirts amoureux, puis à jalouser celle de la première divorcée, quelques décennies plus tard.

Par des allées et venues dans le temps, l’auteure chemine entre la proximité première et la distance ultime dans une valse douce-amère, elliptique et habilement construite, qui mène à la perte de l’être qu’on a choisi d’aimer, contrairement à la famille, et qui redevient l’étranger qu’il fut jadis. Ce petit livre discret découvre, sans jamais les dévoiler complètement, les lois tacites régissant la relation d’amitié qui, au final, ne peuvent que mieux nous ramener à nous-mêmes.

Bibliographie :
LES MILLE AUTOMNES DE JACOB DE ZOET, David Mitchell, Alto, 708 p. | 34,95$
LES SÉPARÉES, Kéthévane Davrichewy, Sabine Wespieser éditeur, 184 p. | 27,95$

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