Elle dit accorder trop d’importance à l’oubli, « un genre de résilience, […] la seule façon d’inventer quelque chose, d’avoir l’âme neuve et pure […], le vrai moyen de résister à la mort, ou au moins de le croire ». Elle brandit cet idéal un peu naïf de la table rase, mais mesure aussi de manière extralucide le poids du passé, ce boulet qui l’obsède et la hante. Un passé à la fois trop prégnant et menacé de disparaître comme l’être aimé. La séparation est un bijou bâti par d’habiles et puissants outils pour dire la déprise à la suite d’une rupture amoureuse.

D’une rare et grande beauté, ce premier livre tout en tension et en fulgurances signé par Sophia de Séguin se compose de fragments tirés de son journal intime, tenu à la suite d’une séparation que l’auteure a vécue à l’âge de 25 ans. Traversé des sentiments contradictoires qui font son quotidien pendant des mois – de la colère à la pitié, de la haine à la honte –, le récit, entrecoupé de plusieurs entrées sur toutes sortes de sujets faisant la vie de cette jeune Parisienne, suit la lutte contre le désir de guetter Adrien partout; cette « petite honte » de trahir son souvenir en couchant avec un autre; et la peur qu’il devienne étranger, indifférent à elle, ce qui reste le plus douloureux de tous les sentiments possibles.

Sophia de Séguin se plaint de notre époque trop cynique, en appelle à un retour des passions. Elle a de ses dégoûts et de ces bizarreries qui en font un esprit unique, drôle et marquant. « Je ne crois pas aux carrières, aux initiations, aux apprentissages – seulement aux désastres, catastrophes, miracles », dit-elle. Une Montaigne punk et baveuse, qui a quelque chose de Nelly Arcan dans son goût pour la fatalité et les pulsions morbides, et aussi un peu des moralistes du XVIIIe siècle dans sa manière élégante de penser le monde, sa morale, sa dépravation et ses passions, et de construire ses aphorismes souvent en longues phrases se déployant avec incises et structures inattendues. « La vérité à soi-même n’existe que dans la solitude », écrit l’écrivaine française, qui sonde son époque sans complaisance, maniant avec fureur et classe une phrase qui sert autant à vider les tripes qu’à ériger une poésie romantique. Tantôt insolente et cruelle, tantôt spirituelle et posée, elle joue tous les rôles : guerrière héroïque puis lâche, tragique, désillusionnée ou grande romantique, se présentant sans aucune pudeur dans ses contradictions. Cinglante et fragile, fine et pleine de sagacité, elle présente Adrien parfois comme un homme bien, parfois comme une « petite pute », une « vaniteuse demi-mondaine ».

En pleine maîtrise du verbe, mais faisant le récit de sa perte de prise sur le monde ainsi que de ses manies, de ses incohérences et de ses folies, de Séguin affiche ses bizarreries, sa sensualité débridée et, au milieu du chaos, une rigueur, un aplomb qui font de l’écriture un socle quand tout chancelle et s’effondre. « Mon chagrin et la douleur extrêmes de n’être plus aimée se trouvent consolés par mon occupation d’écrire. » Il s’agit d’un récit de reconstruction post-séparation, mais aussi d’un examen sur l’amour et ses motifs récurrents, admirablement visités et réinventés par l’originalité de son regard. Au fil de ces instantanés, on découvre peu à peu le portrait d’Adrien, celui de leur amour destructeur, jeune, insensé, et celui d’une femme déchirée et détruite à la suite de la perte d’un amour. Une femme habitée par un désir brûlant d’y revenir et celui, impérieux, de l’oublier. Entre les deux, le temps de se refaire; le temps de regarder le monde aller, prostrée, incapable de bouger, manger, dormir, puis, petit à petit, se relevant grâce à la parole. Grâce à ce récit debout, magnifique, construit sur les ruines d’un amour.

Pour certaines, la reconstruction est beaucoup plus longue, ardue, compliquée. À la suite du mouvement #metoo, la parole s’est libérée dans la cité, sur les réseaux sociaux et dans certaines sphères et certains milieux favorisés, culturels, médiatiques, dévoilant l’ampleur des abus vécus par des victimes qui ont mis souvent des décennies avant de comprendre qu’elles l’avaient été. Médiatisées, ces dénonciations transforment progressivement l’image de l’agresseur, non plus seulement un psychopathe aux airs de tueur, mais bien souvent un homme admiré, illustre, inattaquable.

Ainsi en est-il de Gabriel Matzneff, au centre d’un livre qui a fait parler de lui plus que l’œuvre de cet écrivain français de 85 ans, dont les rapports répétés avec des adolescentes et adolescents ont été mis au grand jour dans le magnifique livre-confession Le consentement, de Vanessa Springora. Prenant finalement le loup « à son propre piège, en l’enferment dans un livre », l’écrivaine française, aujourd’hui directrice des Éditions Julliard, raconte le douloureux chemin qu’elle a dû traverser pour se déprendre des crocs de ce prédateur sexuel qui devint son amant alors qu’elle avait 14 ans et lui, 50. C’est l’hypocrisie de toute une époque et d’un milieu littéraire complaisant envers des écrivains tel Matzneff que dénonce Springora. Un écrivain qui, sous le couvert d’une libération des mœurs liée à Mai 68 où rien ne pouvait être interdit, clamait que seule la jouissance devenait loi. Or, comme le démontre si bien Springora, il s’agissait de celle des adultes, et non de celle des jeunes adolescentes ou adolescents consentants, certes, mais avant tout des proies parfaites pour pédophiles.

Prenant la parole dans ce livre sobre, troublant et parfaitement maîtrisé trente ans après les événements, Springora emprunte entre autres la forme des contes pour enfants pour dire comment son histoire appartient à l’enfance et peut détruire ensuite une vie. Parmi les qualités de ce livre fort et nécessaire, la justesse avec laquelle l’autrice rend compte à la fois de la mécanique du prédateur et de la difficile reconstruction pour ceux et celles qui ont été ses proies mérite une mention. « Pas facile de se refaire une virginité », écrit-elle, rappelant combien ont été difficiles ses relations amoureuses par la suite. Combien cet homme a non seulement volé sa jeunesse, mais lui a aussi dérobé l’amour en l’instrumentalisant, en l’étalant publiquement dans ses livres qui, par ce fait même, prouvaient son consentement. « J’ai beau être adulte, dès qu’on prononce le nom de G. devant moi, je me fige et redeviens l’adolescente que j’étais au moment où je l’ai rencontré. J’aurai quatorze ans pour la vie. C’est écrit. » Désormais, il sera aussi écrit l’abomination de ce personnage, de ceux qui ont légitimisé son œuvre, et la destruction qu’il a eue sur des vies. Ce livre ouvre une nouvelle page dans l’histoire de la libération de la parole des victimes consentantes. Chapeau à Springora.

Publicité