La réalité du sublime

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Deux lectures, deux univers; deux intelligences et deux sensibilités.

Michel Houellebecq et Alain Mabanckou pourraient vivre dans des galaxies différentes. Les deux noircissent des pages et des pages pour nous parler de notre (leur) monde, mais ne semblent jamais parler du même. L’imaginaire de l’un, ou sa vision, ne donne envie de rien, tandis que l’autre arrive toujours à nous faire espérer mieux. Nihiliste contre rêveur sublime?

Michel Houellebecq ne laisse personne indifférent. Sauf moi. On déteste ou on adore: l’homme, son œuvre, le personnage qu’il a créé, sa plume… C’est comme si Houellebecq provoquait les émotions les plus contradictoires: plusieurs de ses contemporains le crucifient, autant le portent aux nues. À moi, il n’a jamais fait ni chaud ni froid. Je ne suis jamais arrivé ni à l’aduler ni à vouloir sa peau. Or, de tous ses livres ou de ceux le concernant, le seul qui m’ait plutôt plu était signé Fernando Arrabal. C’est dire…

Je n’avais donc aucune attente particulière en ouvrant La carte et le territoire, outre peut-être l’espoir flou d’enfin me voir séduit, allez, pour une fois. Le propos allait devoir me plaire: n’est-il pas au cœur de mes propres interrogations d’écrivain? Faut-il, en littérature comme en art, représenter le réel en le décrivant, ou plutôt le sublimer au point que l’impression de monde imaginé prenne le pas sur celle de la vérité? «La carte est-elle plus intéressante que le territoire, […] la représentation du réel est-elle plus passionnante que le réel lui-même?», s’interroge avec justesse Nathalie Crom dans Télérama.

Houellebecq crée cependant, dans son plus récent roman, deux personnages qui sont à l’évidence deux facettes de lui-même. L’architecture du récit est savante, sa construction souple, les lignes coulent et se laissent lire, quelquefois drôles, quelquefois touchantes, dépeignant ce que nous reprochons tous — enfin, tous, n’exagérons rien, certains apprécient qu’il en soit ainsi! — à notre monde: le règne de l’argent, de la vulgarité, les travers des médias et du commerce mondialisé…

Houellebecq ne change pas. Si La carte et le territoire demeure son roman le moins polémique, l’écrivain n’y affirme pas moins son parti pris évident pour le vide et son amour de l’individualisme. Sous des apparences d’inquiétude face au monde, en laissant croire qu’il s’y intéresse, l’écrivain trace une carte qui justement se sort elle-même du territoire, une carte qui ne donne aucune direction, qui ne propose aucun chemin.

On a accusé Houellebecq de plagiat. On a dit qu’il avait reproduit indûment des passages glanés entre autres sur Wikipédia, et on en a fait tout un plat. Délire que tout cela: quels sont les écrivains qui ne s’inspirent pas ici et là des écrits des autres? La seule question qu’on peut se poser concerne la raison pour laquelle Houellebecq prend la peine de copier ailleurs ce qui n’intéresse que très peu: tant qu’à copier, il devrait copier de la qualité! Parce qu’au fond, on se fiche éperdument que l’écrivain pige ici et là les sources de sa prose: ce qui importe, c’est que celle-ci nous transporte, nous émeuve ou nous donne au moins envie de poursuivre, qu’elle nous épate.

Or, La carte et le territoire est d’un ennui mortel. Des mots qui se suivent, qui s’orga­nisent prétendument autour d’une grande contradiction: en soutenant que la représentation du monde est plus intéressante que le monde lui-même, l’auteur invalide sa thèse en nous donnant envie de fuir son expérience de représentation pour aller vivre, simplement. Heureusement qu’Alain Mabanckou attendait au détour de la pile de nouveautés.

La France aux bâtard
Ici, la langue est celle de la découverte, même si on entend les échos sublimes de La vie devant soi, de Gary/Ajar. Si Demain j’aurai vingt ans n’est peut-être pas — à mon humble avis — le meilleur roman de Mabanckou, il est certes son plus beau. On le sait, on l’a lu, l’auteur du Congo-Brazzaville se situe dans la catégorie des écrivains langagiers. Ce qu’on sait aussi, c’est que l’attachement au savoir et à la culture revêt chez lui une importance plus que capitale. Les origines, les mythes, les légendes, les influences de ses personnages nourrissent ses récits d’une manière qui toujours nous fait remettre en question nos convictions les plus profondes, nos croyances les plus ancrées.

La voix est celle d’un petit garçon: Michel, qui a eu la chance d’avoir un oncle riche et communiste — ce qui en soit est plutôt rare — qui lui apprend les enjeux de son monde, du nôtre, donc. Michel a aussi la chance d’être amoureux de la petite Caroline, une voisine. Il découvre Brassens en écoutant les programmes d’une radio donnée à son père par un client blanc, et reçoit tous les ans les mêmes cadeaux, censés le préparer à son avenir d’agriculteur. Et Michel raconte, conte, narre et dit, dans sa langue de petit garçon, les affres du colonialisme, les exagérations des chefs d’État, les affres des ministres des Finances — la différence fondamentale entre ceux de l’Occident et ceux de l’Afrique, les uns étant prétendument surveillés de près lorsqu’ils administrent les biens publics, alors que les autres ont pour mission de cacher l’argent détourné dans des comptes suisses, encore que cette vision n’est peut-être plus tout à fait aussi dichotomique que ce que l’auteur veut bien nous laisser entendre. Plus aujourd’hui.

Comme La carte et le territoire, cette histoire veut nous parler de notre monde, de nos vies qui ne se résument plus (et ne se résumeront plus jamais) à notre environnement immédiat. Quand nous pétons au Nord, cela risque maintenant de puer au Sud. Nous le savons. Or c’est peut-être là que la vision d’un Mabanckou et celle d’un Houellebecq se heurtent irrémé­diablement: l’un, même s’il prétend lever le nez et nous parler du monde, ne fait rien d’autre que de péter des bulles dans son bassin putride, alors que l’autre, qui a passé la plus grande partie de sa vie les pieds dans la boue de nos actions — oui, à nous, les Occidentaux —, en Afrique, n’a d’autre choix que de comprendre l’ensemble, s’il veut arriver à comprendre la proximité.

C’est peut-être là ce qui rend insupportable une bonne partie de la littérature française contemporaine: elle n’a pas encore compris, la France, qu’elle vit dans le monde. Et qu’elle n’est plus et ne sera jamais plus la référence mondiale qu’elle a été. Ses bâtards, s’ils paraissent avoir emprunté sa langue, s’ils se sont imbibés de sa culture plusieurs fois centenaire, ne peuvent plus faire autrement qu’être ailleurs, aujourd’hui. Ils ne peuvent plus ne pas observer la mère patrie autrement que par le prisme cruel de la conscience planétaire.

Ils ne peuvent plus sublimer le monde. Mabanckou, lui, le peut.

Bibliographie :
La carte et le territoire, Michel Houellebecq, Flammarion 428 p. | 34,95$
Demain j’aurai vingt ans, Alain Mabanckou, Gallimard, 384 p. | 29,95$

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