On pourrait qualifier le parcours de Liv Maria d’atypique. Née sur une île de pêcheurs d’un père norvégien et d’une mère tenancière d’un café qui sert aussi des munitions, nourrie aux histoires de Beckett et de Jack London, Liv sera expulsée en vitesse à Berlin à la suite d’un incident fâcheux en lien avec un étranger aux mains baladeuses. Une histoire qui s’était réglée sans les hommes, « dans la grande tradition matriarcale de l’île, mais aussi et surtout la grande tradition patriarcale du monde qui veut que le viol soit une affaire de femmes ».

La jeune fille de 17 ans est alors violemment projetée hors de son repaire d’enfance, dans une ville où elle aura tôt fait de perdre sa virginité aux bras d’un professeur d’anglais quarantenaire et père de famille. Atypique, vous croyez? Au contraire, la mise au monde brutale de Liv portée comme un pesant secret ressemble à celui de tant d’autres, malheureusement. Sorte de conte féministe remettant en question les limites du libre arbitre d’une femme sans jamais verser dans la dénonciation ou la revendication, Liv Maria expose de manière habile et nuancée la lente déflagration des traumas pour une femme charismatique et libre, qui impose sa façon d’être tout en luttant toujours contre des forces qui empêchent sa vie de s’accomplir vraiment. Liv accumule les amants, devient une femme d’affaires au sang-froid en Amérique du Sud, puis l’épouse d’un homme à qui elle apparaît comme une fleur pure et mère engluée dans la routine, femme au secret si lourd qu’il lui fera perdre ancrage. Liv cultive le mystère, élève la banalité du quotidien au rang de la poésie et ressemble à un personnage de conte, mais demeure tout à fait contemporaine, soumise aux lois de notre époque, à l’usure des mariages et à la fatigue des mères.

L’écrivaine française Julia Kerninon a écrit plusieurs romans remarqués, dont Buvard, récompensé notamment du prix Françoise Sagan, Le dernier amour d’Attila Kiss, lauréat du Prix de La Closerie des Lilas et le magnifique Ma dévotion. Spécialiste de la littérature américaine, l’écrivaine maîtrise parfaitement l’art du récit, construisant avec Liv Maria une histoire complexe mais jamais compliquée où les fils de la narration s’enchevêtrent avec fluidité et un brin de magie à la manière des fables, tout en restant bien attachés au réel. Au cœur de l’histoire se trouve un point de bascule aussi surprenant que troublant, un vrai nœud cornélien qui n’est pas sans rappeler les grandes tragédies grecques.

Rares sont les œuvres si parfaitement en phase avec ce qu’une femme peut vivre de joie, subir de violence et dissimuler de honte et de secret pour survivre, enterrer cet étrange flou dans lequel peuvent plonger des relations abusives qui n’invalident en rien le sentiment passionné qui les a nourries. Rarement une écrivaine est allée aussi près de la peur et du doute féminins, en laissant son héroïne être et vivre dans toute sa complexité, ses imperfections et son esprit torturé.

Véritable page turner, le roman hante et obsède autant qu’il captive, mais au-delà de la dureté du parcours de Liv demeure avant tout une lumière. L’héroïne dira, par exemple, qu’elle « en était venue à espérer que peut-être ses péchés pourraient, sous cette nouvelle forme domestique, devenir des lares qui les protégeraient ». Malgré les obstacles et les déceptions, Liv Maria est portée par une pulsion de vie intarissable, une attention et une sensibilité à la beauté des petites choses comme des plus grandes, à l’écoute des liens ténus et invisibles qui attachent les êtres humains aux choses, aux rêves, aux autres. Le roman interroge aussi la part de nos vies sacrifiée aux fantômes, part imprenable ou à jamais marquée de leur empreinte. Passionnée et faillible, Liv rejoint bien des femmes malgré son histoire de vie insolite. « On ne peut se protéger éternellement contre la vie elle-même et faire l’économie de la part du risque », lui apprenait Beckett dans le Murphy qu’on lui lisant enfant. Le roman en fait la plus belle démonstration.

L’enfance endeuillée
Elle porte aussi un secret, qui pèse d’autant plus lourd qu’elle n’avait que quinze mois lorsqu’on lui a caché la mort de son père. Le genre de mensonge par omission capable de détruire une vie. Dans Saturne, Sarah Chiche remonte le fleuve de sa vie bouleversée par cette disparition hâtive d’un père dévoré par sa famille. À l’instar de Mars de Fritz Zorn, l’écrivaine qui est aussi psychanalyste établit un lien entre la maladie de son père (une leucémie à 34 ans) et la mélancolie familiale, une « mélancolie poisseuse des fêtes refêtées sans fin pour continuer de célébrer un monde qui déjà n’existait plus, ce monde qui les avait façonnés, élevés dans un Olympe néogothique de pacotille, puis avait achevé de leur briser les os et de les précipiter tous ensemble dans le gouffre de contradictions abjectes […] ». Charriant une violence et un ressentiment contre ce clan pourri par l’argent qui n’avait ni acheté l’amour ni réussi à guérir son père, Chiche offre une virulente critique de la bourgeoisie française, de cette « abondance qui feint la vie », ce lent suicide auquel son père a succombé.

Roman noir et incandescent, dur et magnétique, Saturne condense la matière pour en extraire des images saisissantes d’effroi, des mots lourds de sens, chargés de colère. Chiche remonte jusqu’à l’enfance de son père en Algérie dans les années 50, faisant revivre avec beaucoup d’authenticité la clinique des Glycines de son grand-père, qui soignait tout le monde sans égard aux religions. Mais le nœud du livre se situe dans les épisodes dépressifs violents que l’écrivaine a connus, des sortes de contrecoups de cette enfance endeuillée, de ce père sacrifié sur l’autel d’une famille aussi prospère que bancale. À l’instar de Saturne dévorant ses enfants, la famille a avalé son père. La narratrice voudrait être noyée avec lui, aimantée par les voix des morts, jusqu’à ce qu’une image de son père la libère de l’asphyxie familiale.

Magnifique bien qu’âpre et suffocant, surtout lorsque l’écrivaine psychanalyse sa dépression, Saturne est un voyage purgatif et vertigineux au pays des fantômes et des secrets absolument fascinant. Des secrets faits aux enfants, bombes à retardement qui décantent lentement et peuvent provoquer des caillots.

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