Depuis l’avènement du mouvement #MeToo, la parole retenue brise les digues et trouve tribune. Se dessine lentement mais sûrement une nouvelle littérature où s’affirme le pouvoir du langage et des mots pour dénouer la souffrance. Pour briser le silence.

Découpé en deux parties, La définition du bonheur de Catherine Cusset débute avec Le roman de Clarisse et se poursuit avec Le récit d’Ève. Deux histoires, deux femmes dont on suit la trajectoire sur quatre décennies, qui n’ont a priori aucun lien entre elles.

Libre et impulsive, Clarisse est Française et a été élevée par une mère alcoolique. Elle a voyagé en Asie, rencontré le père de ses trois fils, puis s’est séparée. Ève est Américaine, intrépide et ambitieuse. Elle vit à New York avec son ami et ses deux filles, vient d’une famille catholique traditionnelle. Ces deux femmes accomplies incarnent deux façons très éloignées de voir la vie, mais se rejoindront, tardivement, à cause d’un lien que le lecteur découvre vers la fin du livre.

Lors d’un séjour chez sa marraine, Clarisse est victime d’une agression sexuelle. Ça se passe dans le sud de la France, dans un cadre enchanteur de bord de mer. À 16 ans, Clarisse file d’abord un parfait bonheur lorsqu’elle fonce dans la nuit sur la moto du garçon qui l’a embrassée la veille pour la première fois : « Ce devait être la définition du bonheur. » Mais le rêve vire au cauchemar dans un renversement tragique qui cerne la brutalité et l’horreur de l’agression commise dans l’amour, un amour trahi, abusé, détourné de sa trajectoire pour se transformer en violence. Un choc. Un détachement du corps et de l’esprit. Cusset dit l’agression sexuelle et le choc post-traumatique subséquent dans un récit d’une limpidité redoutable. Simple, presque banale, l’histoire de Clarisse est troublante de vérité; son parcours, d’une fatalité tragique.

Après l’entrée en matière brutale, le roman passe à l’âge adulte : coupure après l’épisode du traumatisme comme oublié, laissé derrière soi pour continuer à vivre. Mais le trauma laissera sa trace, un sillon qui se fait parfois discret, parfois évident, que Cusset suit avec adresse dans une narration efficace au souffle constant.

Récapitulant souvent de longs pans de vie en quelques paragraphes, Cusset survole parfois un peu vite l’existence de ses personnages, mais les moments racontés sont divertissants et profonds. Elle accompagne ses héroïnes dans les moindres recoins de leur psyché, questionne comment rompre le sortilège des traumatismes passés, comment briser le cycle de la culpabilité dans une tragédie contemporaine, dite avec les mots et la réalité d’aujourd’hui. Une parenté avec Ferrante se dessine par endroits dans le style direct et réaliste qui offre une perspective féministe sur les relations toxiques avec des hommes profiteurs. La beauté vient de la rencontre entre les deux femmes qui, après avoir mené des vies à distance, se retrouvent et se reconnaissent malgré leurs différences.

Bâti comme un casse-tête avec certaines ficelles un peu grosses, le roman offre de merveilleux portraits de femmes. Et l’agression, qui apparaît pendant un long moment comme un détail de l’histoire, finit par devenir le point d’orgue d’une vie — et celui de sa fin dramatique.

Les mots pour le dire
Pour Christine Angot, l’agression est au centre de l’œuvre sincère et impudique qu’elle construit depuis des décennies. L’autrice revient avec Le voyage dans l’Est, récompensé du prix Médicis, sur l’inceste vécu, un sujet plusieurs fois abordé dans son œuvre, notamment dans L’inceste (1999), mais présenté cette fois par l’écrivaine française avec plus de force encore.

Dans un exercice précis de reconstitution des événements de l’agression vécue dans l’enfance avec son père, Angot décrit le processus complexe de la mémoire qui a trié les faits et s’est construit de puissants mécanismes de protection, rendant la reconstitution parfaite impossible. Les faits, leur ordre, leur enchaînement exact et la logique de certains gestes sont inaccessibles. Il faudrait retrouver les sensations, écrit-elle, et c’est ce qu’elle réussit avec maestria : « Je voyais la situation de l’extérieur. J’avais envie que ça s’arrête. Je ne savais pas comment. J’étais à distance de ma personne. » En plus de la distanciation, Angot raconte l’impossibilité pour une enfant de se défendre face à la figure du parent agresseur. L’inceste est « une mise en esclavage », « un déni de filiation », « un déclassement », écrit-elle, « c’est le pouvoir ultime du patriarcat ». Et puis le système est ainsi fait que sans témoin, l’accusation risque de se terminer en non-lieu. « Ça n’a pas eu lieu. Non-lieu. Sur un papier officiel. Je ne pourrai pas recevoir ça, à en-tête de la République française. », écrit Angot, pointant la violence d’un système de justice qui laisse la victime sans ressources contre son agresseur.

Et puis il y a des détails gravés dans la mémoire : « La sensation de ma taille dans l’espace. Le rapport entre la hauteur des immeubles et la largeur de la chaussée. » Les détails qui précèdent l’agression du père, à qui elle demande de ne pas la déflorer, tandis qu’il tape le bout de son sexe à l’entrée du sien; le fait qu’il ne la pénètre pas vécu comme une petite victoire.

D’une implacable sincérité, plus radicale que jamais dans son refus de gommer les nuances et son écriture clinique incisive et directe, Angot détaille l’effet de l’inceste sur une vie désormais morcelée. Alternant entre des scènes de la vie de la petite fille qui essaie de développer une relation normale avec son père et les scènes où il l’agresse sexuellement, le récit travaille ce constant contraste entre deux mondes incompatibles. Et puis il y a l’aveu fait à son amoureux qui n’agira pas, sa mère qui sait et ne fait rien non plus, tout ce silence de l’entourage qui révolte.

Parmi les mécanismes complexes développés par les victimes d’agression, Angot raconte la construction de la culpabilité, l’envie de devenir quelqu’un d’autre, les insomnies, les phobies alimentaires, l’envie de mourir, l’incapacité à faire l’amour, l’anéantissement. Pendant tout ce temps, l’envie de dire et de dénoncer travaille la narratrice, mais tant d’obstacles s’élèvent devant elle. Jusqu’à ce que la littérature tienne enfin ce rôle salutaire d’ouvrir un espace de liberté pour raconter. Le lecteur devient celui avec qui la douleur peut être partagée, dite, affirmée sans détour. Le silence est enfin rompu.

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