La faim de la fin

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Au nirvana des penseurs et des philosophes, des économistes et des écologistes, des polémistes et des alarmistes qui ont passé l'arme à gauche, on doit sans doute se désespérer du spectacle offert, ici-bas, par l'humanité. S'ils ne s'entendaient pas, alors qu'ils étaient bien vivants, sur les dérives de leurs contemporains, peut-être que leur départ a clarifié leur esprit, voire apaisé leur hargne, trop humaine, et leur lourd pessimisme, typiquement terrestre. Est-il possible que ces grands hommes voient éclore, sous leurs pieds, l'inquiétude croissante d'assister à une petite fin du monde, à la fin d'un cycle? C'est un malaise palpable en littérature, actuellement, et plus particulièrement depuis que nous avons franchi le cap de l'an 2000. Mais ce qu'il y a de bien avec les fins, c'est qu'on ne sait jamais si elles ne sont pas, au fond, le début d'autre chose.

Fascinant sujet que cette faim de la fin chez les créateurs, qui acculent souvent les personnages peuplant leurs fictions au pied du mur, dans l’urgence de la survie, certainement l’un des plus puissants moteurs du récit. Fascinant aussi de constater que, désormais, l’angoisse de la perspective d’une finalité, du débarquement de l’Inconnu, hante les pages des romans d’aujourd’hui. Regardez autour de vous, au cinéma comme à la télévision ou dans les livres (songez seulement au succès du génial La Route de Cormac McCarthy), et amusez-vous à retracer, dans tous les domaines artistiques, les traces de ce que l’on nomme «l’imaginaire de la fin». Fin d’une époque, fin d’un régime, fin des idéologies, fin de la foi, fin de l’homme du XXe siècle, fin anticipée de celui du XXIe, fin du climat, fin des temps, fin du monde… On tourne sans cesse autour de ce qui ce qui ne tourne pas rond et, fait à noter, la perspective de la conclusion donne souvent naissance à un certain mysticisme, comme si, quand les secondes s’égrènent, on voulait tourner les yeux vers le ciel une dernière fois en priant pour une rédemption, un ticket de dernière minute (et tant pis s’il est non transférable et non remboursable) pour un monde meilleur.

Prenons l’exemple de Comment devenir un dieu vivant de Julien Blanc-Gras, une «comédie apocalyptique» à propos de William Andy, un bonhomme bien ordinaire qui décide d’aider les gens à encaisser la (lourde) nouvelle de la fin du monde. Car il n’y a pas d’échappatoire possible, le grand Boum est pour bientôt, alors autant en profiter. Dans un exercice d’anticipation délirant, bordélique parfois et qui évoque tant Douglas Adams (Le Guide du routard galactique) que les Monthy Python, Julien Blanc-Gras tire à bout portant sur notre vanité, la société de consommation, la vacuité des divertissements de masse… Bref, une liquidation finale de l’Homme avant que celui-ci ne disparaisse. Étonnant, donc, de s’apercevoir à quel point l’humour peut être révélateur.

Chez Marie Phillips, auteure d’un très réussi premier roman intitulé Les dieux ne valent pas mieux!, le burlesque de la situation (un retour au boulot des divinités grecques, qui vivaient jusqu’alors parmi les hommes des existences très banales pour cause de fin du monde imminente) sert une réflexion pétillante sur la condition de nos contemporains. Il serait d’ailleurs dommage de passer à côté de cette fiction vive au ton british, néanmoins plutôt salée et provoquant fréquemment l’hilarité. Comme quoi on peut, même des dieux, se gausser.

Et puisqu’il est question de foi, l’exemple récent de Professeur d’abstinence de l’américain Tom Perrotta peut aussi fournir matière à réfléchir sur les dérives de la droite religieuse et les excès des prophètes de malheur, qui prétendent que le règne de Sodome et Gomorrhe est bel et bien venu. Le tout à partir d’un fait divers anodin, soit une enseignante qui prétend, à propos de l’art de la fellation, que certains y prennent plaisir. Et devant des jeunes, en plus! On crie au scandale. Il n’en faut pas plus pour que l’Église du Tabernacle réagisse et menace de traîner l’école devant la Justice. Derrière les apparences d’une comédie, Perrotta décrit le malaise bien réel des fondamentalistes, qui croient assister à la fin des valeurs fondamentales de l’homme. À moins que l’on n’assiste à la mort de l’Église? La présente page ne constitue pas une tribune pour débattre d’une si épineuse question, mais on peut tout de même constater que dans la dernière décennie, les œuvres remettant en cause l’écroulement des valeurs traditionnelles abondent. Mais on s’éloigne, ici, de la fin du monde. À moins qu’elle ne soit encore plus près de nous qu’on veut bien le croire…

Toute bonne chose à une fin
Sur une note plus personnelle et puisqu’il est question de conclusion, j’aimerais profiter du fait que, mine de rien, la fin de cette chronique, ma dernière d’ailleurs, approche. Je tiens donc à saluer ceux qui m’ont offert cette tribune formidable, et que j’ai eu le privilège d’appeler «collègues» pendant dix ans. L’ami Denis, pour la confiance et les défis. Hugues, à la mise en page, pour les heures passées devant l’écran d’ordinateur. Stanley, Adeline et Olivia, pour leurs passions et leur bonne humeur. Ainsi que mademoiselle Hélène, pour sa patience et tout le reste, qui compte plus que tout. Je n’aurai jamais cessé de pester contre le temps qui n’en finit plus de filer, du manque d’espace m’empêchant de commenter plus de nouveautés, des dates de tombée qui, finalement, m’auront empêché trop souvent d’apprécier comme il se doit les dizaines et dizaines de nouveautés qui débarquent au fil des saisons. Mais d’autres défis frappent à ma porte.

Enfin, je terminerai par ce souhait: gardez en tête qu’il n’y a pas, en littérature étrangère, que des rivages et des continents; il y a, surtout, des horizons. C’est ce qui, bien humblement, m’inspire et me guide. Plusieurs auront remarqué que, durant toutes ces années, j’ai eu la mauvaise manie de préférer aux canons rutilants les tromblons prometteurs et que, plus souvent qu’autrement, je jetais mon dévolu sur les inconnus, les oubliés de la rentrée, les anonymes des présentoirs. Si je suis parvenu à sortir de l’ombre un roman qui aura touché quelqu’un, quelque part, j’aurai éveillé la curiosité, certainement la plus belle qualité qui soit à une époque du préprogrammé, du remâché et «prêt-à-lire». Alors, je pourrai dire que j’ai eu le bonheur de servir à quelque chose. En soi, c’est déjà une belle fin.

Bibliographie :
Comment devenir un dieu vivant, Julien Blanc-Gras, Au diable vauvert, 274 p., 31,50$
Les dieux ne valent pas mieux!, Marie Philips, Éditions Héloïse d’Ormesson, 330 p., 41,95$
Professeur d’abstinence, Tom Perrotta, De l’Olivier, 400 p., 34,95$

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