L’art du faux (première partie)

4
Publicité
Nous vivons une époque formidable. À l'ère de la téléréalité — qui n'en finit plus d'agoniser malgré ses nombreux avatars, soit dit en passant —, on célèbre vigoureusement le faux, la poudre aux yeux, le mensonge sucré. Peu importe si votre histoire n'a rien de bien intéressant ; notre équipe de concepteurs peut vous mitonner un destin préfabriqué «garantie 100% Cendrillon» en moins de deux. Le tour est joué et le spectateur (ou lecteur) est floué et… heureux.

Loin de moi l’idée de vilipender la société du spectacle. Quoique que j’en pense, on continuera à élever les plus désespérants torchons au rang de chefs-d’œuvre du mois. Ce qu’il y a d’extraordinaire avec notre époque, c’est que plusieurs écrivains ont trouvé le moyen de pousser encore plus loin l’autofiction, l’amenant quelque part entre l’essai, la biographie et le journal intime. L’heure est au roman vrai, à la fiction vérité. Ou vice versa.

Ainsi, peu importe que Mille morceaux (Belfond, 2004 ; traduction de A Million Little Pieces, Doubleday, 2003), les «mémoires» de James Frey (voir à ce propos la nouvelle en page 24) aient été légèrement «remaniées». Peu importe qu’Oprah Winfrey, lors d’une émission pathétique où se sont succédé les témoignages larmoyants, ait porté le livre aux nues devant un auteur qui, manifestement, n’était pas à l’aise avec toute cette mascarade. Mais depuis quand les ouvrages comme ceux de Frey font-ils office d’Évangile? Frey a aidé son prochain (1 767 0000 «prochains» en 2005, pour être plus précis) et, du coup, prouvé que ce n’est pas la vérité qui vend, mais ce que vous en faites. Il suffit de regarder le cirque ridicule qu’est le Oprah’s Book Club pour s’en convaincre.

Autre cas de canular : celui de l’énigmatique J. T. Leroy, qui ne serait pas ce jeune prodige séropositif rescapé de la rue qui rédigea, à partir de 17 ans, deux (très bons) romans : Sarah (10/18) et Le Livre de Jérémie (récemment porté à l’écran par Asia Argento). Ses livres auraient été écrits par quelqu’un d’autre, et la personne qui se présente dans les séances de signatures serait, en fait, un acteur coiffé d’une perruque. Que Leroy soit ou non l’auteur de ses livres est un détail. Je dirais même plus : j’apprécie la mystification qui, à défaut de révéler un «véritable» auteur (sic), aura au moins réussi à pimenter les tabloïds littéraires. Et puisque c’est de littérature qu’il est question ici, terminons en précisant que Le Livre de Jérémie demeure, et demeurera toujours à mon humble avis, une œuvre crue et touchante, remarquablement maîtrisée. Je passerai aussi par-dessus le coming out de l’automne : celui d’Alexandre jardin, qui a causé tout un émoi en lavant son linge sale avec Le Roman des Jardin, un «roman vrai». À vous d’esquisser votre définition. Inutile de revenir aussi sur le mystère Nelly Arcan et, pourquoi pas, celui de Réjean Ducharme. S’il faut se travestir ou jouer la comédie pour se faire lire, alors allons-y gaiement ! Toute l’industrie du spectacle est basée sur l’art du faux, alors pourquoi pas la littérature?

Le roi des faussaires
C’est dans cette atmosphère carnavalesque que je suis venu à bout (je pèse mes mots), en plusieurs semaines, du singulier Lunar Park de Bret Easton Ellis. Voilà un autre bel exemple de la logique perverse selon laquelle l’image d’un écrivain importe davantage que la richesse de ses mots. À preuve, le fait que le magazine Lire lui ait accordé le Prix du meilleur roman de l’année. Je m’explique : Ellis a toujours carburé au scandale, et je ne risque pas grand-chose en affirmant qu’un large pan de son public est venu à lui par curiosité malsaine. Les lecteurs ont bien fait, puisque malgré ses travers et son snobisme puant, la prose d’Ellis demeure l’une des plus intéressantes des vingt dernières années en littérature américaine. Le plus drôle là-dedans, c’est que l’auteur d’American Psycho est le premier à le savoir. Avec Lunar Park, le mauvais garçon qui a longtemps carburé aux substances illicites et joué à fond la carte de l’auteur vedette décide de se mettre à nu dans un exercice qui, malgré les apparences, n’a rien de si sincère, d’où l’intérêt du roman. Après un chapitre d’ouverture méritant à lui seul le détour, Ellis narre au «je» une longue descente aux enfers paranoïaque où, grâce à une redoutable maîtrise des codes du suspense, on a droit à une histoire de spectre, à l’attaque d’un jouet en peluche, à des enlèvements d’enfants et à une crise familiale profonde. En quatrième de couverture, Frédéric Beigbeder -— un autre écrivain ayant fréquenté le jet set avant de s’assagir —, nous prévient que Lunar Park est «la première autofiction mondiale au vrai sens du terme». Les limites étant faites pour être franchies, on se contentera de cette étiquette pompeuse, faute de mieux. Au final, le roman d’Ellis est un exercice littéraire à la fois brillant et exaspérant. Tantôt, on a envie de prendre l’auteur dans nos bras pour le remercier de si bien maîtriser son roman, puis on giflerait ce scribouillard paresseux et irresponsable. C’est ça, aussi, la marque d’un grand livre.

Plus vrai que nature
J’aimerais opposer, en terminant ce survol du nouvel art du faux à l’œuvre dans la littérature mondiale, la prose d’Ellis à celle d’Annie Proulx, une écrivaine américaine qui n’a rien à faire des frasques des gens
riches et célèbres. Portant le sceau de satisfaction de la jolie Reine Malo (notre Oprah à nous), Un as dans la manche est très loin du roman-vérité. Et pourtant, la virtuosité de sa narration dense et évocatrice, la présence de personnages repoussants, odieux ou magnifiques, tous plus vrais que nature (j’insiste sur cette formule usée, mais ô combien vraie), font de ce roman de l’auteure de Nœuds et dénouements un monument de vérités (le pluriel est volontaire). Car cette vaste histoire centrée autour de Bob Dollar, un représentant de grandes compagnies d’élevage de porc, embauché afin d’aller faire de fausses représentations auprès des propriétaires de terrains dans la région dite du «manche de la casserole», au Texas, est si bien déployée devant nos yeux qu’on ne peut que saluer le travail de recherche et la clarté des descriptions. L’imposante somme de remerciements et les précisions relatifs à la part de vrai dans les histoires inventées d’Annie Proulx me confirme que le véritable travail de l’écrivain se résume à une distorsion plus ou moins déguisée de la réalité. James Frey, J. T. Leroy (ou son double), Ellis et Proulx sont des artistes du faux, et ils doivent être lus de cette façon.

Et ce n’est pas fini: mon enquête au pays des mensonges m’a fait découvrir d’autres bijoux de textes dont il sera question dans ma prochaine chronique. L’art du faux est décidément une discipline inépuisable.

Bibliographie :
Le Livre de Jérémie, J. T. Leroy, Denoël & d’ailleurs, 306 p., 39,50 $
Lunar Park, Bret Easton Ellis, Robert Laffont, coll. Pavillons, 378 p., 34,95 $
Un as dans la manche, Annie Proulx, Grasset, 433 p., 29,95 $

Publicité