Kerouac et Ginsberg: Les forçats de la béatitude

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L’un se méfiait, l’autre se délectait; l’un se renferme, l’autre s’éclate. On peut résumer ainsi, différences de tempérament et d’attitude, l’originalité du duo que formèrent Kerouac et Ginsberg, les deux grandes figures de la beat generation, ce mouvement littéraire surgi au milieu du XXe siècle (au sortir de la Seconde Guerre mondiale et de celle de Corée) qui donna naissance à la mouvance libertaire des beatniks, une détente qui dura vingt ans et dont Kerouac se sera tenu loin, plus près des poètes d’hier que des pétards du jour, plus zen que stone, passant sa vie (il crève d’abus d’alcool à 47 ans) à expliquer qu’avec « beat » il ne fallait pas lire battement, mesure ou révolte, c’était simplement les quatre premières lettres du beau mot français béatitude…

Allen Ginsberg, lui, plus jeune, plus fou (il a 17 ans et des manières quand il rencontre Kerouac qui est un gars de 22 ans mal dégrossi), allait cependant battre la mesure de cette génération nouvelle et chambarder la poésie américaine avec (au-delà de ses performances) un audacieux recueil, Howl, délire haletant conçu pour être lu à voix haute… Tel Flaubert avec Madame Bovary, Ginsberg a pu jouir d’un procès pour obscénité retentissant mais aujourd’hui oublié.

On peut lire en traduction (cinq ans après leur parution aux États-Unis) une sélection de lettres déchaînées et passionnantes tirées de la correspondance entre ces amis, Jack et Allen, si différents certes mais inséparables, l’un misogyne et quasiment homophobe (et à l’occasion pédé), l’autre ami des filles et décidément homosexuel (parfois hétéro hésitant), tous deux étant d’un commun accord conscients de leur valeur littéraire (« Nous autres génies inventifs sommes obligés de nous ronger les ongles ensemble », écrit Kerouac à Ginsberg ) et de leur importance dans l’histoire de la littérature américaine (et universelle, cela allait de soi) au point où ils gardèrent par-devers eux la presque totalité de leurs lettres et les confièrent à des universités, au Texas pour Ginsberg, à Columbia pour Kerouac. « Un jour les lettres d’Allen Ginsberg à Jack Kerouac feront pleurer l’Amérique », a écrit en 1961 le romancier d’On the Road au libraire et ami Ferlinghetti. L’Amérique n’a pas pleuré lorsqu’elles sont parues ces lettres, en 2010, mais lit-elle encore et sait-elle pleurer cette Amérique de l’âge numérique?

L’ambition au sens noble, autrement dit la valeur littéraire et au diable les biens et les dollars, voilà ce qui faisait courir Kerouac qui entraînait à ses côtés (dans une amitié rude mais sincère, parfois colérique, toujours franche, vraiment sensible) son cher Allen (cher jeune singe) et leur bizarre de pote Bill, William Burroughs, qui s’attarde souvent à Tanger. Le 28 août 1958, alors que la célébrité est un peu là, que la MGM envisage de tourner On the Road, Kerouac rage que ce film ne soit entre leurs mains qu’un produit commercial, il conclut (magistralement) sa lettre à Ginsberg qui, lui, revient de ses années de joyeuses misères éthyliques parisiennes rue Gît-le-Cœur : « Quand toi moi et Bill aurons LA TOTALITÉ de notre œuvre publiée on ne parlera plus des Nabokov et autres Silone. Ça prendra un temps fou, et quand ça arrive, ça n’a plus d’importance, et ensuite on entre dans l’éternité et de toute façon on s’en fiche. Et donc c’est déjà l’éternité et ici intérieur de tombe félicité notre sommeil. »

Ignazio Silone (1900-1978), grand écrivain italien qui se disait « socialiste sans parti et chrétien sans Église », était alors lu dans le monde entier; Faulkner (dont Kerouac et Ginsberg ne causent guère, comme s’ils s’éloignaient de son ombre…) considérait Silone comme « le plus grand écrivain vivant »; c’est dire l’ambition du Ti-Jean des bois de Lowell comme il se présente dans une lettre de 1957 (ce qui m’a fait penser à Brecht qui, dans son fameux poème B B, écrit qu’il vient « du froid des forêts noires »). Kerouac, du principal trio de la beat, sera le seul à atteindre l’éternité littéraire, comme Nabokov, Silone, Faulkner et Brecht.

Kerouac et Ginsberg avaient en commun leurs écrivains admirés et détestés. Les Français Genet et Céline de grands modèles, l’Américain Ezra Pound et l’Irlandais Yeats des tape-à-l’œil imposteurs, Joyce hors-norme comme Gogol. Dans une lettre écrite alors qu’il avoue qu’il est « bourré » (très belle lettre du 10 décembre 1957), Kerouac se lance dans l’éloge de « la prose musculeuse » et il affirme que « Shakespeare est l’aboutissement », qu’« Apollinaire[qu’aime beaucoup Allen] est une bouse de vache dans un pré dans le continent de Shakespeare, que le plus grand poète français est Rabelais, le plus grand poète russe Dostoïevski, le plus grand poète allemand est probablement Spengler pour que j’en foutre sais[il oublie ou néglige Brecht], le plus grand poète espagnol est bien sûr Cervantès, le plus grand poète américain est Kerouac, le plus grand poète israélien Ginsberg, le plus grand poète eskimo est Lord Morn Igloogloo, le plus grand poète burroughsien est Monde ».

Dans cette lettre qu’écrit à 35 ans l’« invétéré picoleur » (c’est lui qui se dit ainsi, « mon vrai problème c’est la picole »; il prend du Dexamyl pour écrire (se mettre en état de roman) mais il regrette « la merveilleuse benzédrine qui faisait chier et transpirer et pisser alors que le Dexamyl constipe et dézingue »), il donne rendez-vous à Ginsberg et Gregory Corso qui sont à Paris dans un hôtel miteux de la rue Gît-le-Cœur (il faut lire Beat Hotel, le livre de Barry Miles aux éditions Le mot et le reste) : « Quand je serai à Paris en mars et que je serai bourré et perdrai connaissance vous pourrez tous me piétiner à mort dans les caniveaux de la rue Saint-Denis et je me relèverai en disant hm hi hiii hii hii hi ha ha et je serai Quasimodo et j’arpenterai les sanguinolentes rues fleuries du sacré cœur et écartèlerai et démembrerai les fillettes, très chers, et vous serez obligés de me ligoter au sommet du vieux mont Smoky (comme dit la chanson) avec Lucien et nous larguerons des seaux en fusion de Whiskey Wilson sur vos têtes redevables et vous couronnerons de guirlandes… voyez? »

Lucien, c’était Lucien Carr, un de la beat, il avait en 1944 tué un type qui lui faisait des avances sexuelles et son pote Kerouac avait fait de la prison pour avoir fait disparaître des preuves du meurtre.

Cette correspondance montre bien que dans leur combat littéraire contre tous Ginsberg était le plus extravagant et Kerouac le plus touchant.

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