Ses intimes, qui furent nombreux et de toutes origines, l’appelaient « Jef ». Kessel (1898-1979) fut au siècle dernier un grand journaliste, reporter infatigable, et il se trouve que ce plumitif (greffier de drames et d’aventures) maîtrisait à ce point l’art de rapporter, de raconter, de refaire vivre, qu’il s’est fait romancier, de type populaire, donc suspect de populisme. Quarante ans après sa mort, en l’accueillant en deux tomes, la Bibliothèque de La Pléiade venge le tout de même grand écrivain.

Son coffret, orné de joueurs de buzkashi afghans, est le dernier palace dans lequel il entre le « Jef », lui qui à plusieurs reprises a fait le tour du monde et de ses conflits, de ses rites et de ses drames, avec une Pléiade Balzac dans sa valise, de la vodka et des clopes. Le voilà donc dans les nuitées éternelles de la littérature, entre Kafka et Kipling. Au juste milieu entre le génie qu’il ne revendiquait pas et le talent qu’il avait à revendre.

Pour l’occasion, moi qui ne l’avais pas tant lu, je me suis tapé douze de ses livres en trois semaines. Il y a, avec Kessel, l’effet sac de croustilles, on ne le laisse pas sans vouloir le vider. On en ferme un qu’on en prend un autre, comme pour Simenon avec lequel il partageait outre l’art du récit la discipline du travail. Kessel pouvait boucler un roman en trois semaines, comme il pouvait aussi en peaufiner un sur quelques années.

Ce qui est particulier chez l’auteur de L’équipage et de L’armée des ombres, c’est ce passage naturel du vécu au raconté, du reportage au roman; il lui faut d’abord avoir été acteur ou témoin d’événements qu’il va par la suite, une fois ses reportages signés, transposer à une échelle plus large, plus vaste, en faisant roman de ces événements, en se mettant, comme le disait Simenon, « en état de roman », état second, l’étape suivante qui, de l’idée ou du réel va évoluer vers le récit où l’imagination va activer et soutenir le connu, le vu, le su, le senti, et l’enthousiasme (Jef était un enthousiaste en tout, action, réaction, sensation, émulation, libations) faire le reste, donner au récit sa valeur ajoutée, une réécriture de la réalité. Comme il le disait au Magazine littéraire en 1969 : « j’écris des romans d’aventures réels ».

Ainsi de L’équipage, son premier roman que Gallimard publie en 1923 et qui raconte ses missions à deux (un équipage, deux hommes) qu’il a effectuées durant la guerre de 14-18 en tant qu’engagé volontaire dans l’aviation, des missions de repérage de l’ennemi, de tirs, d’attaques, alors qu’il n’a que 18 ans. Ce roman, qu’il écrit en trois semaines à 25 ans, le premier que j’ai lu à l’adolescence, je le relisais aussi ému aujourd’hui, tant l’ardeur de l’écriture, l’emportement de la bravoure servent à rendre si juste ce lien d’amitié qui se tisse entre deux jeunes hommes que le danger soude.

Dans L’armée des ombres, c’est de l’autre guerre mondiale qu’il est question, Kessel les ayant toutes les deux traversées physiquement et dangereusement. Ayant rejoint les Forces françaises libres à Londres, Kessel, qui a recueilli auprès des chefs des mouvements de la Résistance plein de renseignements, va se mettre à en écrire des récits avant même la fin de la guerre. Il va à chaud mettre en roman cette matière secrète, ces vies cachées, ces bravoures humaines, ces combats solitaires, qui vont donner ce qui demeure le grand roman de la Résistance (Kessel a dit que c’est de Gaulle qui lui avait suggéré d’écrire « quelque chose sur la Résistance ») et qu’il a pu publier à Alger en 1943, alors même que ces résistants, cette armée des ombres allait l’emporter sur la barbarie nazie. En 1969, le roman devenait film, tourné par un cinéaste qui avait été de la résistance, Jean-Pierre Melville.

Journaliste-écrivain, romancier-reporter, Kessel ne tenait qu’un de ces rôles d’écriture, celui de conteur. Il avait la foi du conteur. Ses reportages, qui pouvaient s’étendre sur un mois de parution dans les grands journaux comme France-Soir, étaient annoncés en une et attendus (le tirage montait dès qu’il y avait du Kessel), et ses romans (pour lesquels il eut vite droit à des avances substantielles), sans remporter de prix, tenaient souvent la tête des palmarès de ventes. Le reportage était la matrice de tout, évidemment (il avait la bougeotte, il étouffait au bout de trois mois de vie citadine, il alla en Irlande, dans la Russie soviétique, dans l’Allemagne des années 20 et 30, aux États-Unis lors du krach de 1929, à la guerre d’Espagne, en Palestine puis en Israël, au procès de Nuremberg et de celui d’Adolf Eichmann à Jérusalem), il y puisait l’inspiration et il maîtrisait parfaitement les passerelles entre les deux genres, passant de l’un à l’autre avec l’urgence et la vitesse du journaliste puis la maturation et l’approfondissement du romancier.

Ni Malraux ni Hemingway mais bel et bien Kessel, on va dire! Ce qui n’était pas rien et, la Pléiade l’adoubant, ce qui demeurera. On dévore les romans de Kessel, par exemple celui qui, inspiré de ses voyages dans l’Allemagne fasciste, est devenu La passante du Sans-Souci, le portrait d’une chanteuse allemande réfugiée à Paris et vivant de misère dans un hôtel mal famé de Montmartre, s’occupant d’un jeune garçon infirme, et qu’un journaliste (le narrateur, Kessel incognito) aperçoit un soir, une inconnue qui va le fasciner jusqu’à l’obsession, et dont il va faire la connaissance, apprendre son drame, elle a dû se sacrifier avec un type de la Gestapo pour tenter de sauver son mari qui tente de quitter l’Allemagne, elle dépérit, devient contre son gré strip-teaseuse au Sans-Souci et va finalement se suicider. Romy Schneider a été cette Elsa Wiener au cinéma, en 1981, dans le film de Jacques Rouffio.

Kessel était le premier, en 1935, à mettre en scène dans un roman les crimes nazis, sa connaissance de l’Allemagne d’Hitler était de première main, et au surplus, dans ce livre qui est l’un de ses chefs-d’œuvre, il mettait à profit sa connaissance profonde du Montmartre des Années folles où il avait tant vécu à travers les nuits russes, les cabarets tziganes, qu’il passa jusqu’à plus soif avec les princes déchus, les bourgeois chauffeurs de taxi, tout le peuple russe blanc avec lequel il avait des affinités et plus, lui qui était né en Argentine de parents lituaniens.

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