Joseph Conrad : Vingt ans de mer, vingt ans d’écriture

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Joseph Conrad a bourlingué avant d'écrire. De 17 à 37 ans il traverse mers et océans, il affronte les tempêtes, il sue, il écoute, il vit, et à 38 ans il se marie et se met à écrire. À 18 ans, en juin 1875, au port de Marseille, il avait croisé (sans le connaître) un garçon de 21 ans qui, lui, en avait fini avec la littérature et s'embarquait pour 15 ans de voyages à Java, à Aden, au Harar : il s'appelait Arthur Rimbaud ; on n'évoque pas l'un sans penser à l'autre.

D’abord, tout les sépare : Joseph Konrad Korzeniowski est orphelin de parents aristocrates polonais morts ruinés, il vit d’une rente mensuelle de son oncle, il a des manières délicates, des lectures philosophiques, et il a pris la mer pour des raisons inconnues ; Rimbaud est le fils d’un militaire français qui a fui le foyer, sa mère va lui survivre, il a fugué car la poésie l’appelait et, pouilleux, il n’aura jamais eu un sou en poche tant qu’il n’aura pas rompu avec elle.

Mais ils ont le même âge et ils ont lu Shakespeare et les romantiques, ils appartiennent au même siècle austère et finissant, et l’aventure (en mer ou à pied) sera leur raison d’être ; ils vont aimer les langues, le français et l’anglais pour Conrad, l’anglais, l’espagnol et les dialectes africains pour Rimbaud. En outre, leurs deux figures, Conrad le marin et Rimbaud le marcheur, s’imposent à nous comme celles d’explorateurs d’inconnu ayant voyagé loin au-delà des séductions immédiates, « au cœur des ténèbres », dans « une saison en enfer ».

Un biographe de Conrad, Alain Dugrand, s’est attaché à mettre en valeur « les années françaises » du romancier russo-polonais qui écrivit en anglais, ce que les biographes anglo-saxons ont négligé de faire. Cependant, Conrad, si francophile, admirateur de Maupassant et de Flaubert, lecteur de Proust, ami de Gide, a passé une partie de sa vie « terrienne » du côté de Marseille, de Montpellier, du golfe d’Hyères, passant de la Bretagne (où il a vécu sa lune de miel) à la Corse. Il a par ailleurs revendiqué sa « méditerranéité » contre « le slavisme » dont on l’affublait à Londres (où il a fini ses jours en 1924).

C’est un travail méticuleux et personnel (quant au ton) que cette biographie, un ouvrage où l’auteur, en plus de s’approprier ce « frère anglophone » de Rimbaud (des frères qui n’auront pas pu se lire), vise à cerner le véritable « univers littéraire » d’un écrivain trop souvent considéré comme (ou réduit à) « un écrivain de la mer », alors qu’une telle puissance d’analyse, un tel art du récit et un tel talent de conteur font de Conrad un écrivain à l’égal des plus grands, tous genres et toutes époques confondus.

Alors qu’il raillait Melville (dont le parcours est semblable à ceux de Conrad et Rimbaud entremêlés : l’aventure d’abord, l’écriture ensuite, puis l’abandon de l’écriture), on voit dans cette biographie-plaidoyer pro domo à quel point, chez Conrad, la littérature française a été le véritable creuset d’influences et de correspondances, là où — chez Flaubert, Stendhal, Proust et même Mallarmé, en plus de Maupassant et Daudet — il a trouvé une stimulation et acquis cette vigueur inquiète qui mène les oeuvres les plus ambitieuses.

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Conrad est connu pour ses romans comme Lord Jim et Le Nègre du Narcisse, d’où sa réputation d’écrivain de la mer, mais, comme c’est le cas avec le Sicilien Pirandello et l’Américain Hemingway, son oeuvre de nouvelliste est supérieure à son travail de romancier. C’est dans la contrainte de la longueur réduite (condition imposée par les magazines à qui il vendait ses textes) qu’il excelle, que son talent se développe avec le plus de précision, de justesse. Ce n’est pas qu’il a le souffle court, c’est qu’il a un souffle profond et qu’il sait aller vite au cœur des ténèbres, il touche rapidement et bien, il établit un équilibre impeccable entre fond et forme.

La publication de toutes ses nouvelles en français, dans l’ordre chronologique, rend justice à ce Conrad. Jacques Darras, qui a établi et présenté l’édition, l’écrit d’emblée : « Joseph Conrad est avant tout un écrivain de nouvelles ». Cela s’explique d’abord parce qu’à son époque, en Angleterre, le marché économique du récit bref (via les feuilletons dans les gazettes) était plus profitable que celui du roman. Mais il n’y a pas que cela. Comme Pirandello et Hemingway, Conrad, qui est un maître conteur (et du récit dans le récit, car il y a toujours quelqu’un qui raconte à d’autres une histoire passée dans laquelle nous voilà plongés), donne à ce genre réputé mineur des dimensions majeures.

Ce sont des nouvelles toutefois assez longues : Au cœur des ténèbres, la plus célèbre (Coppola l’a adaptée au contexte du Vietnam dans Apocalypse Now), fait 90 pages, la plus longue compte 130 pages (sans cependant atteindre à la dimension du roman) ; toutes ces histoires relèvent de la saisie d’une atmosphère à l’étrange acuité. Une « étrangeté » qui parcourt toute l’œuvre qui, à l’époque de sa publication dans une Angleterre conservatrice et provinciale, devait détonner avec ses fictions désespérantes, l’héroïsme délétère de ses personnages, son style sombre, ample, parfois sarcastique.

Lisez Typhon, le récit d’une tempête en mer (que Gide a traduit), lisez Le Retour, un drame conjugal qui se déroule dans un salon victorien, lisez Caspar Ruiz, le portrait d’un homme sans parti plongé dans une révolution sud-américaine, et vous serez à même de juger de l’étendue de la palette de Conrad, un maître.

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