José Saramago: Le serrurier qui nous épie

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José Saramago fut d’abord un serrurier. Pour un futur écrivain, quel premier métier que celui-là qui consiste à fabriquer, poser, réparer des serrures et limer les clés qui verrouilleront et débarreront les portes de ses contemporains. Boulot solitaire, artisanal, minutieux, utile à la protection du mystère et à la tentation de la curiosité; le serrurier qui devient écrivain peut assouvir, tel un voisin ou un voyeur, l’indiscret ou le voleur, le vicelard ou le privé, quelle que soit l’inspiration ou le motif, ses envies de regarder le monde par le trou de la serrure... Un écrivain, ça épie.

Serrurier diplômé, Saramago exerça dans les hôpitaux de Lisbonne et c’était « déjà curieux » (comme tout sera curieux dans son œuvre, lui qui avouait « ne pas se résigner à ne pas comprendre » et qui ira vers les sujets les plus inquiétants), car dans les hôpitaux il n’y a ni gâche, ni mortaise, ni pêne aux portes; il aurait eu plus de travail chez les détenus que chez les alités. On peut en déduire que ce serrurier lisboète attentif, soigneux des détails, comme un détective qui décortique les éléments d’un crime ou un toubib les symptômes d’un cancer, se spécialisa dans les armoires à scalpels et celles où l’on cache ces mixtures qui excitent, droguent ou achèvent les malades.

Cela expliquerait pourquoi Saramago est le plus menaçant des écrivains (« communistedémocratique », se disait-il, ajoutant que la démocratie n’existe pas…) Il n’est ni un maître du polar, ni un as du roman policier, ni le roi de l’angoisse, mais il s’est politiquement et ironiquement glissé entre ces genres, creusant son style à lui; un fabuliste terroriste dira-t-on. En tout état de cause, voilà un fils autorevendiqué de Kafka qui déclarait vivre dans cet avenir anxiolytique annoncé par l’auteur du Procès. Saramago, abandonnant ses outils d’ouvrier pour choisir les crayons et l’angoisse métaphysique de la page blanche, se sera fait le chantre d’une humanité (portugaise, mais générale, occidentale) s’enlisant dans une paranoïa qu’il s’acharne à décrire un brin ludique plus qu’infernale, un rien absurde plus qu’angoissante, plus épuisante qu’apocalyptique, refilant à ses lecteurs le virus saramagois. Ce virus, c’est celui de la hantise des situations sociales extrêmes (tous aveugles; plus personne ne meurt; une presqu’île se détache du continent; une population vote blanc à 83 %; un archiviste cherche une inconnue) que l’auteur inocule en prenant un soin maniaque à expliquer, exécuter, retourner sous sa plume, gratte-papier diabolique s’embourbant dans les détails qui vous rendraient fous, lecteurs, si…, si ce poison n’était pas que du roman.

Longtemps j’avais hésité à le lire ce Saramago, gardant ses titres reçus en service de presse rangés, impeccables, époussetés. Son Nobel de littérature de 1998 me réconforta; je ne gardais donc pas ces livres-là pour rien : j’y viendrais à mon heure. Puis, est arrivé le moment où j’en ai sorti un du rayon qu’il partage avec mes Javier Marias et mes Antonio Tabucchi. C’était Tous les noms, paru en 1997, traduit en 1999, lu en 2012 durant le congé des Fêtes où – pour en avoir le cœur net – j’en ai lu cinq en ligne : Les intermittences de la mort, Le voyage de l’éléphant, Caïn et La lucidité, traduits par Geneviève Leibrich, tous dédicacés « à Pilar » sa femme, pas tous extra, mais trois d’entre eux m’ayant envahi comme une vague ou un sentiment, me laissant pantois entre harassement et ivresse, fascination et épuisement, Saramago ne lâchant pas son lecteur tant que tout soit exposé, ouvert, retourné, refermé, résolu, et cadenassé.

Sont-ce des enquêtes, des crises, des catastrophes, quoi qu’il en soit, les actions filent lentement et minutieusement vers leurs limites éloignées, c’est de l’engrenage, c’est (si je puis me permettre…) de l’enculage de détails, l’un menant à l’autre, enfonçant l’autre, et l’autre allant vers le suivant jusqu’à ce que tous ces détails, unis et solidifiés, revus et argumentés, polis et ressassés, tissent une toile dans laquelle le lecteur, amusé, lassé, sonné, galvanisé, soit pris au piège, et qu’il ne demande plus qu’à la déchirer pour fuir, et pour refermer le livre comme on chasse un cauchemar aisément

Ainsi, dans Tous les noms, monsieur José, obscur employé du Conservatoire général de l’état civil, célibataire, classe-papier dans l’âme, dont le plaisir est de photocopier des photos et renseignements sur les personnes les plus célèbres du pays et qui, un jour, devant la photo d’une inconnue, décide qu’il est temps de faire « une chose absurde ». Il entreprend de retrouver ce quidam (pourquoi quidam est-il masculin d’autorité lexicographique?), de retrouver cette femme dont il a la fiche civique. Ce qui fera basculer sa vie, le lecteur basculant itou, emporté dans une spirale qu’on dira rocambolesque à défaut d’une autre expression; et merci à Ponson du Terrail, le maître de l’improbable qui se peut…

Ainsi dans Les intermittences de la mort, où, dans un pays sans nom (Saramago si Portugais n’identifie jamais le Portugal, ce serait superflu et limitatif), soudain, sur le coup de minuit du dernier jour de l’année, la mort cesse son ouvrage. « Le lendemain, personne ne mourut ». Ni le surlendemain, ni des mois durant, ni longtemps encore. Fable, histoire extraordinaire à la Poe ou cauchemar de retraité, là encore le serrurier maniaque va ouvrir et fermer toutes les portes des conséquences qu’un tel drame national (pensez donc! On ne peut plus mourir en paix!) peut provoquer, hôpitaux débordés, pompes funèbres en crise, assureurs en faillite, l’Église qui perd son truc de la résurrection, la mafia qui s’en mêle, bref, le lecteur n’est pas laissé d’un pas dans cette marche vers la vieillesse infinie, pire que la funéraire.

Ainsi de ce roman subversivement titré La lucidité, qui démarre au moment où la population d’une capitale vote blanc à 83% aux élections municipales. Stupéfaction. Les autorités politiques s’affolent. Quittent la ville en pleine nuit. Organisent un état d’exception puis de siège. Imaginent l’impensable, un rejet démocratique spontané (quelle belle idée pour les Montréalais!), et craignent le très possible, un complot anarchiste fomenté depuis l’étranger, une conspiration médiatique underground, quoi encore. L’État enverra en secret une escouade d’inspecteurs pour écouter aux portes, regarder par les trous de serrures une population qui ne paraît pas insurgée, qui semble vivre en paix cette « révolutionblanche » (les blanchards) qui pourrait être un espoir en même temps qu’un rappel de celle appelée des œillets survenue un beau jour d’avril 1974… Cette révolution dont Saramago, mort en 2010, avait été à 52 ans l’un des agitateurs de bouquets.

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