Joris-Karl Huysmans: De la crasse à la croix

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Des romanciers français du XIXe siècle, Huysmans est aujourd'hui celui qui a le moins de lecteurs, contrairement à Zola, Stendhal et Flaubert, que chaque génération redécouvre. Pourtant, l'un de ses romans, À rebours, paru en 1884, est un livre culte ; on le considère comme le premier des anti-romans du vingtième siècle, et le personnage de Des Esseintes comme l'aîné du Bardamu de Céline (1932) et du Roquentin de Sartre (1938).

La collection «Bouquins», en deux tomes, entreprend de rendre justice à la forêt «huysmansienne» que cachait l’arbre À rebours. L’événement est d’importance parce que l’on va découvrir, avec les cinq romans qui précédèrent la parution d’À rebours, un écrivain naturaliste exceptionnel, qui allait plus loin que Zola dans la peinture des mœurs populacières et particulièrement dans la description des caractères féminins, prostituées, ouvrières, glandeuses, marieuses, dans un univers de crasse et de vinasse que le très raffiné Huysmans connaissait comme le fond de sa poche.

Ce Huysmans est en effet un singulier personnage : né dans le quartier Saint-Sulpice à Paris, il se disait «hollandais» depuis qu’il avait changé son prénom (de Georges Charles à Joris-Karl) lors d’un voyage au pays de Rembrandt. Son père, mort lorsqu’il avait 8 ans, était typographe et disait descendre d’une lignée de peintres flamands. À 20 ans, le jeune Huysmans entre comme gratte-papier au ministère de l’Intérieur où il passera une grande partie de sa vie, mais ce Parisien lettré, raffiné et bohème était attiré par les paysages lépreux et les promiscuités troubles du ventre de Paris. Et plus tard, passant aussi sec du naturalisme au symbolisme, il finira par se convertir et se faire oblat, mourant, en odeur de sainteté, à 59 ans en 1907.

Trois pour un

Il y a donc au moins trois Huysmans, le naturaliste orthodoxe et combattant aux côtés de Zola pour imposer une littérature de la rue (Marthe, son premier roman, paraît en 1876 en plein scandale de L’Assommoir), le symboliste raffiné qui se découvre avec À rebours et dont l’écriture en est une d’orfèvre, et enfin le converti qui, vers la fin de sa vie, signe La Cathédrale et Les Foules de Lourdes, des ouvrages voués à la défense du catholicisme.

J’avoue que le plus intéressant des trois est l’écrivain naturaliste, celui qui promenait son nez et ses yeux dans le Paris ouvrier, canaille, misérable ; le Paris des maisons closes à rabais et des ateliers mal aérés ; le Paris des sixième sans ascenseur et des pissotières empuanties.

Marthe, sous-titré Histoire d’une fille, était franchement conçu pour faire scandale. Dès son entrée en littérature, Huysmans, qui vénérait Zola, voulait faire sa marque, frapper l’imagination en racontant la vie d’une pauvresse engagée dans un cabaret de second ordre, et qui allait devenir la prostituée de service destinée — après une vie de coups durs — à finir dans l’ivrognerie totale ou à se jeter dans la Seine. Cette Marthe, c’était, en quelque sorte, en 1876, la version prolétaire et sans brillance de la Nana qu’écrira Zola quatre ans plus tard, une Nana qui ne croque pas les fortunes ni ne connaît les hôtels particuliers, une Nana pas-de-chance…

Tout de suite, Huysmans se fait la réputation d’être «un écrivain de filles», comme on disait à cette époque, un écrivain qui sait descendre au cœur des filles, célibataires, maîtresses, professionnelles. Avec son second roman, il en remet : ce sont Les Sœurs Vatard, dont le dédicataire est Zola, qui paraît en 1879 et précise le genre Huysmans, ce mélange d’écriture à la fois artiste et canaille, cette rencontre d’un sujet ignoble et d’une esthétique raffinée, traitée dans le détail.

Dans ce roman, Huysmans met en scène deux sœurs, ouvrières dans un atelier de brochage, l’une qui depuis la puberté s’est mise à «courir aux hommes», l’autre, la cadette naïve, qui attend au contraire de connaître un vrai amour. Tout finira mal pour la seconde, car cet amour elle le trouve chez un garçon qui gagne trois sous et n’a pas d’avenir, mais il va lui échapper à cause de ce que Huysmans appelle, dans ce roman, l’«aristocratie ouvrière», ce réflexe des pères qui ne marient leurs filles qu’à des «ouvriers hors ligne», c’est-à-dire bien rémunérés.

Pour écrire Les Sœurs Vatard, Huysmans avait son sujet (et ses sujets) sous les yeux. La mère de Huysmans, veuve, céda à son fils l’«atelier de satinage et de brochure» que son mari lui avait laissé rue de Sèvres. Tout en demeurant fonctionnaire au ministère de l’Intérieur (rue des Saussaies où passait la racaille qu’il pouvait observer), l’écrivain gérait l’atelier familial et il connaissait parfaitement l’univers des ouvriers et ouvrières, voyant vivre son dramatis personae, écrivant sur le motif comme un peintre, ce qui donne à ce roman une vérité hallucinante.

Dans un court roman, Sac au dos, Huysmans décrit son enrôlement dans la brigade mobile de la Seine au moment de la guerre franco-prussiennee de 1870. Là aussi, c’est hallucinant de vérité et de brutalité. Comme le fera Céline dans la guerre 14-18 avec son Casse-pipe, Huysmans décrit la désorganisation de l’armée française, l’absence de discipline, l’injustice des gradés, les tentes pleines de fumier et de poux : la charge est forte, la plume acérée, tranchante, crue et drue.

La rupture

C’est avec cette littérature de la rognure que Huysmans va rompre subitement en écrivant À rebours en 1884. Rupture radicale. Autant l’écrivain a approfondi le naturalisme, autant il s’en détourne en créant le personnage de Des Esseintes, un duc, dernier descendant d’une famille illustre, de sang appauvri et de nerfs ultrasensibles, un esthète qui, après une vie d’amours perverses, s’enferme chez lui, se coupe du monde pour vivre avec ses écrivains préférés, ceux de la décadence latine, Pétrone et Apulée. C’est une avancée vers la folie, un enfermement dont la seule issue, laisse-t-il entendre, se trouverait dans la foi.

Cette foi, il va la trouver, Huysmans. C’est l’abbé Mugnier, célèbre confesseur du Paris des lettres, qui va, à sa demande, lui «laver l’âme au chlore». Ses romans post-À rebours seront d’une autre eau, une eau bénite, moins signifiante. Après avoir lu À rebours, Barbey d’Aurevilly avait écrit : «Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix». De la crasse à la croix, Huysmans a choisi. Mais le Huysmans qui reste, c’est le romancier de la crasse. Dieu ait son âme lavée au chlore.

Bibliographie :
Romans I, Éditions Robert Laffont, coll. Bouquins, 996 p., 59,95 $
Romans II, À paraître en 2007 pour le centenaire de sa mort.

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