Qui dit Giono dit Provence mais ce n’est pas ça même si le romancier du Hussard sur le toit n’a jamais quitté Manosque, son village à flanc de colline. Giono ce n’est pas Pagnol, pastis, manille et pétanque, et, lorsque celui-ci adapta au cinéma des romans de celui-là, ça jappa sec entre le noir Giono (un braque) et le gai Pagnol (un épagneul).

Drôles de bêtes ces Provençaux, associés à tort parce qu’ils sont nés la même année (1895) dans le même pays (Aubagne pour Pagnol) mais que rien d’autre ne rapproche. Chez Giono, aucun folklore, aucune séduction, aucune partie de cartes, mais du bruit et de la fureur comme chez Faulkner, l’écrivain admiré, qui, comme lui, a inventé un monde à sa mesure au lieu de témoigner de la réalité alentour, c’est-à-dire en fonçant d’une allure démesurée dans un travail littéraire, en sa puissance, sa souveraineté, sa rage et sa liberté. Des auteurs sans divertissement, pour paraphraser l’un de ses chefs-d’œuvre, Un roi sans divertissement, où dans un bled du Dauphiné un soldat revenu d’Algérie dépiste un tueur en série, le tue et, par désœuvrement, se fait sauter la tête en fumant une cartouche de dynamite…

Dis-moi qui tu lis… Pagnol en pinça tôt pour Cyrano alors que Giono s’enticha vite d’Ulysse, c’est dire l’étendue d’ambition et de sensibilité, ce qui fera en sorte qu’au mieux Pagnol tentera de grimper de Rostand vers Molière (sans l’atteindre) alors que Giono, creusant depuis Homère, sillonne de Virgile en Melville pour camper chez le Mississippien (en l’égalant presque).

Un essai — prix Femina en 2019 — recase à sa juste place l’écrivain des Âmes fortes, des Grands chemins. Sous le titre Giono, furioso, Emmanuelle Lambert débarrasse Giono de cette réputation de barde provençal qui (depuis sa mort en 1970) a fini par l’emporter au détriment de la part noire de son œuvre, une œuvre rude, abondante et violente, celle d’un homme (enfant unique d’un cordonnier et d’une repasseuse) dont la jeunesse fut brisée par la Grande Guerre et la vie marquée à jamais par ce carnage, vies fauchées pour rien (dont celle de son meilleur ami) qui a fait de lui un romancier du mal, de la violence et du dégoût, ce sentiment nauséeux qui mène à la haine et dont il a su décrire les cheminements avec une force peu commune, un senti sévère et jouissif.

Revenu des tranchées de Verdun, de la bataille du Chemin des Dames, Giono avait fait trois ans de guerre mais contrairement aux Barbusse, Dorgelès et Genevoix, qui la décrivirent à chaud, lui, il ne la racontera pas au roman (sauf treize ans plus tard, en 1931, dans Le grand troupeau, où il glisse un message pacifiste) et il se consacra à des romans rudes, écrasés de soleil, qu’au début on compara à ceux de Ramuz et qui connaîtront le succès, Grasset et Gallimard se disputant les manuscrits (ce fut à la fin des années 20 Colline, Un de Baumugnes et Regain — qui allaient devenir mes lectures de jeunesse dans lesquelles la vie paysanne me semblait près d’un monde antique et dont la prose de Giono fleurait la poésie la plus exigeante).

L’ex-poilu allait devenir un pacifiste enragé : « On a rarement vu un pacifisme aussi vindicatif », comme l’a écrit Charles Dantzig dans son Dictionnaire égoïste de la langue française. Ce qui le mène en prison en 1939 pour des pamphlets qu’il lance comme des pavés dans la mare de l’entre-deux-guerres (quand on craignait la suivante) : Refus d’obéissance (« La guerre n’est pas une catastrophe, c’est un moyen de gouvernement »), Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix (où il enjoint les paysans à cesser de ravitailler les villes, de ne cultiver que pour eux). L’élite littéraire (Gide, Paulhan, Mauriac) le soutiendra et, libéré, bénéficiant d’un non-lieu, il y gagnera d’être dispensé de toute obligation militaire…

Giono connaît un second emprisonnement qui lui causera un plus grand tort lorsqu’à la Libération son nom se retrouve sur la liste noire du Conseil national des écrivains, l’atmosphère est alors à l’Épuration, de facto il est interdit de publication, il passera cinq mois à l’ombre mais sans rien qui prouve qu’il a été « de la Collaboration ». Mais le mal est fait. Il se terre à Manosque, il écrit et se tait. Dans Giono, furioso, Emmanuelle Lambert traite le sujet « Giono collabo » sans état d’âme, en toute connaissance de cause, avec clarté. Le pacifiste furieux n’a en rien voulu participer à l’effort de guerre, de 41 à 44 sa pièce Le bout de la route a été jouée avec succès aux Noctambules, il a accepté que son roman Deux cavaliers de l’orage soit publié en feuilleton dans La Gerbe, l’hebdomadaire collaborationniste qui lui a avancé 20 000 francs, on voit dans Signal, revue allemande publiée en français, deux pages de reportage sur lui alors qu’il leur a ouvert les portes du Paraïs, sa maison de Manosque.

Emmanuelle Lambert fournit les renseignements mais elle souligne (preuves à l’appui, même celles que Giono n’avait pas mentionnées) qu’il a caché des juifs dans sa maison (dont la femme de Max Ernst, le musicien Jan Meyerowitz), hébergé des hommes en fuite qui tentaient d’échapper au STO. Au pire, selon elle, il est « coupable d’indifférence à la tragédie en cours » (Brassens disait avoir « regardé ça comme un chat, assez indifféremment »). Le pacifisme l’aura aveuglé. Dans Le monde et ma caméra, Gisèle Freund rappelle que les romans de Giono avaient été traduits en Allemagne, qu’il était l’écrivain français le plus connu de l’autre côté du Rhin; elle écrit : « Je comprenais pourquoi les nazis lui faisaient tant d’avances et d’invitations dont il était ravi sans en saisir le sens. Les Allemands comptaient réduire la France à une économie agricole pour mieux la dominer. Giono me paraissait un homme de lettres bien naïf en politique. »

Le temps passant, Giono revint dans la sphère de la respectabilité littéraire avec ses Chroniques romanesques (réunies dans Quarto en 2010), de grands livres, Un roi sans divertissement, Les âmes fortes, Les grands chemins, des histoires de haine, de vengeance, de meurtre, odyssées de misère, de détresse, des chefs-d’œuvre que je viens de relire avec un ravissement renouvelé et qui font de lui, qui se disait Écossais (« d’un pays noir »), et Picard par sa mère, un poète en prose d’une saveur et d’une liberté rare, grande, souveraine.

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