On ne sait pas grand-chose de la vie que mena Jean de La Bruyère, né à Paris en 1645 (« sans doute », précise-t-on dans les dictionnaires), sans tambour ni trompette, discrètement, timidement; il serait oublié cet homme s’il n’avait publié à 43 ans un livre qui aura fait grand bruit de son vivant et de lui un auteur « classique »! La Bruyère, figure la plus humble du siècle des Lumières. Préférant l’anonymat, il ne signa pas son livre simplement titré Les Caractères.

Ce que l’on sait, toutefois, c’est que cet homme, fils d’un fonctionnaire aux finances de la Ville de Paris, hérita de papa et d’un tonton de sorte qu’il put s’acheter une charge de trésorier général à Caen (où il ne mit jamais les pieds — on appelle ça une sinécure), qu’il fit des études de droit à Orléans mais ne pratiqua jamais, préférant s’adonner, comme il l’écrit dans son seul livre, « à l’oisiveté du sage ». Dans les faits, il gagna sa vie en étant le précepteur d’un jeune duc dissipé et insolent (le petit-fils du grand Condé) et eut, à titre de « gentilhomme ordinaire de monsieur le duc », ses entrées à Versailles, c’est-à-dire une chambrette, un cabinet tapissé de livres, une garde-robe.

On ne croit pas qu’il se soit marié, il ne multiplia pas les amitiés, mais, profondément habitué à méditer, lire, prendre sagement des notes depuis l’âge de 20 ans, il osa parfois quitter son quant-à-soi pour aller causer avec de fortes personnalités littéraires comme Boileau et Bossuet (qui le pistonnera pour faire éditer son livre en 1688). Peu pressé, demeurant comme tapi dans un sentier d’observation, il garda une distance avec la vie mondaine et s’y sera tout de même retrouvé mêlé mais sans s’y compromettre. C’est ainsi qu’il aura pu accomplir ce qui allait faire de lui, avec son œil vif, un esprit perspicace, une tête maline et une solide plume, le grand observateur de sa société, celui qui tend le miroir devant lequel ses contemporains vont pâlir de honte, hurler de rage, rougir de s’y croire peints, rire jaune, se renfrogner ou se réjouir en croyant reconnaître leur pire ennemi et leur vil adversaire.

Jean-Michel Delacomptée nous ramène pertinemment à La Bruyère avec un ouvrage remarquable qui nous convaincra, si besoin en était, de l’intemporelle valeur de la galerie et la gamme de ces caractères humains trop humains qui, quatre siècles plus tard, n’ont pas substantiellement changés. « Les temps changent, pas le fond des hommes », écrit-il. Le miroir, que La Bruyère tendait à ses contemporains, nous reflète nous aussi quatre siècles plus tard même si les jabots, les perruques et les dentelles ne sont plus de mise. Exemples : « Il n’est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d’en faire valoir un médiocre par le nom qu’on s’est déjà acquis. » « Les enfants peut-être seraient plus chers à leurs pères, et réciproquement les pères à leurs enfants, sans le titre d’héritiers. » « Un fat est celui que les sots croient un homme de mérite. » « Le flatteur n’a pas assez bonne opinion de soi, ni des autres. »

Le regard de La Bruyère sur la société des bourgeois et des gens de cour (à Paris et à Versailles), des importants dans la cité et des Grands dans les salons, était direct et franc, souvent aussi froid que celui d’un scientifique penché sur une talle d’insectes pas jolis à voir, parfois très dur mais sans rage, sans état d’âme, et, si le succès fut bel et bien là dès la parution (il y eut trois rééditions la même année, puis neuf en tout de son vivant — cet inconnu s’était fait connaître avec ce livre en 1688 et il meurt en 1696), la polémique aussi sera au rendez-vous des Caractères, la haine grandissait à vue d’œil chez ceux qui se reconnaissaient dans les portraits, dans les travers si bien saisis par une plume d’une grande précision, d’un classicisme pur (jamais n’écrivait-il le vrai nom mais ce fut un véritable derby de récognition pour les lecteurs de son temps), à tel point que la grande publication de l’époque, Le Mercure galant, perdit toute civilité en affirmant que « l’ouvrage de Mr de La Bruyère ne peut estre appelé Livre, que parce qu’il a une couverture, et qu’il est relié comme les autres livres ».

Jean-Michel Delacomptée joue bien la comparaison entre deux grands observateurs de la France de Louis XIV. Lisons-le : « Par ses moqueries à l’égard des précieuses comme des bourgeois gentilshommes dont il ridiculise les singeries, Molière avait ouvert la voie. La Bruyère la poursuit sur un ton beaucoup plus rude […]. Le quart de siècle qui sépare La Bruyère de Molière a modifié leurs rires. Optimisme de Molière, dont l’humour gaillard et l’ironie farcesque éclatent de bonne humeur. Piques cruelles de La Bruyère, qui assiste, affligé, aux malheurs du royaume et à la déchéance de la société de cour en dépit des charmes qu’elle cultive et conserve : finesse, délicatesse, élégance. » Bien vu pour le moqueur Poquelin et l’affligé La Bruyère. Notons que tous les deux, des hommes qui meurent à 51 ans, ne se sont jamais attaqué de front au Roi-Soleil. C’était aussi solide qu’ignoble, cette monarchie.

« Affligé », le regardeur, selon Delacomptée. Dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, Charles Dantzig, lui, à propos de La Bruyère, emploie plutôt l’adjectif « hérissé ». « Extérieurement, La Bruyère est un hérissé. Un porc-épic immobile, un collier de bouledogue, un buisson de barbelés. » Un buisson de barbelés? Dantzig aime les images-chocs, il ne manque pas de caractère, mais n’est-ce pas y aller un peu fort pour quelqu’un dont le nom de famille évoque l’arbrisseau des landes variant du blanc au pourpre? Comme l’auteur des fameux Caractères, qui publia sur le tard ses maximes, ses réflexions et ses portraits qui furent l’œuvre d’une vie, de sa vie, la simple petite bruyère dont il portait le nom est justement une plante à floraison lente (une jolie fleur dans une peau de vache, disait Brassens qui admirait les classiques et Jean de La Bruyère et qui, lui aussi, portraitura sa société sans se gêner, sans baisser les yeux).

On referme le livre de La Bruyère sur cette saillie : « Si on ne goûte point ces Caractères, je m’en étonne; et si on les goûte, je m’en étonne de même. »

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