J.-B. Pontalis : Apprenti écrivain, vraiment?

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« L’apprenti écrivain que je serai toujours », écrit J.-B. Pontalis dans L’amour des commencements en 1986. Né en 1924, il a 62 ans. Sa vie, jusque-là, se déploie entre l’amour des femmes, l’école, la psychanalyse et l’édition. Certes, L’amour des commencements n’est que son second « livre d’écrivain », le premier, Loin, a été publié en 2000 et il y en aura douze autres jusqu’à sa mort survenue en 2013, à 89 ans. L’apprenti aura bossé lentement mais sûrement et, ne lui en déplaise dans sa modestie, Pontalis fut un écrivain à part entière dans une vie tressée en trois, beaucoup la psychanalyse, un peu le professorat, assez fervemment l’écriture, chemins de traverse qu’il a enjambés avec une maîtrise impressionnante, fascinante.

Depuis ma lecture de Loin, dont l’incipit (le premier de ses…, disons, quatorze ouvrages, car ce ne sont pas des romans, il a renoncé à la fiction) était Il y a les femmes, Pontalis est l’un de mes écrivains favoris, l’un de ceux que l’on est porté à garder pour soi, et j’ai rarement écrit des choses sur sa fréquentation; modeste par rapport aux modèles, Proust au premier chef, Valéry, Flaubert, Leiris, Merleau-Ponty, Freud, Pontalis est de ces écrivains qui ont tout lu avant d’écrire, puis tout vu, tout senti et ressenti comme les écrivains médecins (Tchekhov, Céline, exerçant en cabinet) et, s’agissant de lui, son cas, son poste, tout écouté, ses après-midi consacrés à l’audition des malaises, des malheurs, des malentendus, des maux et misères de ses patients venus s’allonger sur un divan.

On sait que la psychanalyse mène (aussi et parfois) à la littérature, Pontalis est l’un des plus brillants exemples du grand parcours. Martine Bacherich, qui a dirigé l’édition de ses Œuvres littéraires dans la collection Quarto, le sait qu’il est écrivain, celui que ses amis appelait Jibé, il l’est autant et sinon plus que philosophe, psychanalyste, professeur, éditeur, voyageur, amoureux. Pontalis, comme Montaigne, s’estécrit. Bacherich le cerne bien : « Tôt occupé par le bonheur et la douleur d’aimer, subjugué par le secret de fabrique du rêve, collectionneur des contrées de l’absence, traqueur d’obscurité, il se tient en sentinelle, à l’affût de chaque vacillement, de tout surgissement. Mieux encore qu’écrire, admirablement, il veut s’écrire. » Et il ne s’agit pas là d’une littérature du nombril, mais d’une recherche du soi dans le désordre, le capharnaüm d’une vie.

On n’a qu’à citer les titres de ses ouvrages, Un homme disparaît (il a perdu son père à 9 ans), L’enfant des limbes (il y écrit : « N’aimerais-je que les pensées à l’état naissant qui se refusent à être cernées? »), Traversée des ombres, Le dormeur éveillé, En marge des nuits, et Avant, son avant-dernier livre dans lequel il témoigne, avec un génie du délicat, de l’alliance et non de l’opposition entre la mémoire et l’oubli, comme entre la lune et le soleil, empruntant à Supervielle le titre Oublieuse mémoire qui coiffe un recueil où le poète uruguayen et français, orphelin à 8 mois, auteur des Brumes du passé, écrit Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire

Un des livres de Pontalis m’a particulièrement saisi, moi qui n’ai point de frère, c’est celui qu’en 2006 il publia sous le titre Frère du précédent. Six ans après la mort de son frère aîné, Jean-François Lefebvre-Pontalis, octogénaire confiné dans une clinique où il ne voulait recevoir personne, J.-B. Pontalis évoqua pour la première fois ce frère qui avait quatre ans de plus que lui et qui lui fit découvrir la littérature. Ami de Cocteau, de Max Jacob et de Genet, son aîné traîna longtemps à Paris la réputation enviée d’être l’écrivain de sa génération; jusqu’à Colette qui lui trouvait du génie. Il avait tout pour plaire, la fortune (leur mère est la nièce de l’industriel Louis Renault), le brio, l’intelligence, puis il apparût qu’il n’écrirait rien, ce garçon, homosexuel, opiomane, vivant en surface des salons une vie d’écrivain sans jamais rien produire d’autre qu’un texte répétitif et inachevé qui troubla son entourage.

Cet aîné avait, dans son grand âge, développé une haine féroce envers son cadet qui, lui, avait eu une vie sérieuse, productive, ayant été élève de Sartre à Condorcet, collaborateur aux Temps modernes, patient de Lacan (durant sept ans), professeur à Alexandrie, à Nice, psychanalyste, fondateur de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, créateur de la collection Connaissance de l’inconscient et de la superbe collection littéraire L’un et l’autre chez Gallimard, enfin l’écrivain que l’on sait. Mais Pontalis, dans ce livre où, loin de panser une plaie ou régler un compte, tente (se contente) de comprendre comment une complicité a pu devenir jalouse, puis haineuse, il fouille, avec l’aide de Freud et des frères Marcel et Robert Proust, les terribles ambiguïtés de la fraternité, il évoque avec une inventivité féconde ce qu’il nomme la « frérocité » qu’il a connue avec lui, s’interrogeant sur « cette proximité, incomparable à toute autre »…

Pontalis n’est pas son vrai nom, c’est le nom d’un terrain agricole : « Ça me plaisait bien de porter le nom d’un champ où poussent en alternance de l’orge et du blé », écrit-il dans Frère du précédent. Leur père, Henri Lefebvre, notable, député, apparenté au Renault des voitures où il sera un temps vice-directeur commercial, s’était donné, pour créer un effet aristocratique, ce nom de Lefebvre-Pontalis, Pontalis étant le nom d’un vaste terrain faisant partie de sa propriété. Il faut remarquer que l’aîné garda sa vie durant le nom de Lefebvre-Pontalis, alors que le cadet, notre écrivain, celui que je désire vous faire lire, laissa tomber, même s’il l’aimait, qu’il en accusa durement le deuil, le nom du père pour ne garder que le nom du champ.

C’est ainsi que, voulant faire oublier son propre prénom sous l’emploi de ses seules initiales, J.-B., comme bien d’autres (dont e. e. cummings qui tenait aux minuscules, T. S. Eliot, B. Traven, JMG Le Clézio, J.  M. Coetzee, V. S. Naipaul…), Jean-Bertrand Pontalis traversa son siècle sous ces escamotages afin d’écouter, entendre, tenter de comprendre l’homme en sachant qu’on n’y arrive pas, en persistant et signant ce que l’on appelle bel et bien une œuvre et même un grand œuvre. Celui d’un apprenti, certes, mais d’un apprenti de génie qui, derrière ses lunettes qui ne le quittèrent jamais sauf une fois où il paniqua un brin, en compagnie de ses femmes, derrière ses patients allongés, devant ses camarades de la rue Sébastien-Bottin et, enfin aux yeux de ses lecteurs, en était arrivé à l’idée que c’est quand on la raconte qu’une vie prend peut-être un sens…

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