D’où vient ce prodige, ce pouvoir mystérieux qu’elle exerce sur les autres? L’insaisissable Lila Cerulo, l’« amie prodigieuse » dont la vie est intimement liée à celle de la narratrice Elena Greco, agit comme le miroir inversé de son amie, mais aussi comme la tache aveugle du récit. Lila est l’autre voix autour de laquelle le récit gravite, l’être partageant une intimité tout en restant à jamais enfermé dans sa réalité. La narratrice souhaite l’intrusion de Lila dans son récit; vœu saugrenu de voir la voix inventée céder sa place à la vraie, projet fou de l’écrivaine souhaitant mimer le réel au point de le faire apparaître sur la page. Mais un rempart infranchissable demeure entre soi et l’autre, entre la fiction et la réalité.

Quatrième et dernier tome de la série romanesque à succès « L’amie prodigieuse » de l’écrivaine italienne Elena Ferrante, dont l’identité demeure à ce jour inconnue, L’enfant perdue clôt le pari hautement relevé de raconter la vie de deux femmes à travers leur amitié et la construction houleuse de leur identité, série d’acquisitions, d’affranchissements et de pertes qui traduisent la violence et les vertiges de la réalité féminine.

Il est surtout question d’affranchissement du pouvoir des hommes dans ce volet où les amies, trentenaires au début du récit, vivent séparées puis se retrouvent alors qu’elles tombent enceintes en même temps. Elena a fait sa vie d’écrivaine loin de Naples. Elle a deux filles d’un mari qu’elle est en train de quitter pour un amant, amour magnétique qui transforme et concentre tout, éclipse enfants, amis, travail, arrogant et avare comme le sont les grandes passions fugitives. Un amour qui aura tôt fait de lui faire perdre son libre arbitre. L’amant volage, encore marié et bientôt père d’un enfant issu de son union, s’avère très fort pour « libérer les femmes des autres mais pas la sienne », et utiliser ses maîtresses à des fins stratégiques. Pendant ce temps, Elena réalise qu’elle a toujours cherché à s’imposer grâce à une intelligence masculine : « […] je me suis sentie inventée par les hommes et colonisée par leur imagination », se surprend-elle à dire lors d’une conférence, vantant une autonomie féminine à laquelle elle n’arrive pas à accéder, sous l’emprise d’un profiteur macho.

Au cœur du livre se joue la lutte complexe et douloureuse d’Elena pour s’émanciper de ses origines, des hommes, mais qui se retrouve seule avec ses enfants, à concilier ses rôles de mère, d’amante, d’écrivaine avec toutes les contradictions que cela suppose. Comment se définir, construire une vie aux multiples ramifications sans être submergée par un sentiment de dispersion? Comment accepter de devenir une famille à soi seule? Le livre épouse avec adresse et une puissance d’évocation inouïe le destin complexe des deux femmes dans une langue brute, agile et directe qui traduit la violence de leurs vies faites d’ivresse et d’effarement.

Pendant sa grossesse, Elena retourne dans sa Naples natale pour écrire un livre réaliste qui la place dans un rapport ambigu avec le milieu pauvre et violent de son enfance, à la fois élevé par la littérature et observé par l’œil d’un témoin qui cherche à s’en affranchir. Celle qui a changé de classe sociale ne peut revenir au bercail sans susciter gêne, jalousie et mépris chez ceux qui n’ont pas bougé, dont Lila. Pourtant, l’amie brillante continue d’exercer une irrésistible force d’attraction sur son entourage, devenant dans le quartier la personnalité de référence qu’Elena ne sera jamais malgré sa notoriété. Lila n’a jamais eu d’ambition ni l’envie d’exploiter son intelligence, « au contraire, elle la gaspillait comme une grande dame pour qui toutes les richesses du monde ne seraient que signe de vulgarité ». Sa désinvolture ne cesse de déconcerter Elena, qui a travaillé toute sa vie à conquérir à coups d’efforts méthodiques une place dans le monde que Lila s’est contenté de prendre.

Le roman, qui comporte un élément tragique qu’il vaut mieux taire, est une ode tout en contraste à l’amitié, un portrait savant de l’Italie corrompue, de ses tensions sociales et politiques, et une enquête intime, profondément féministe, sur la vie à une époque où se dissout le modèle de la mère au foyer. « L’époque des fidélités et des longues vies communes est finie », déclare Elena, qui élèvera seule ses trois enfants. Il est touchant de voir les amies sexagénaires, aux prises avec la même dynamique qui caractérisait leurs rapports lorsqu’elles étaient enfants. « Tout rapport intense entre des êtres humains est truffé de pièges et, si on veut qu’il dure, il faut apprendre à les esquiver. » Ainsi en est-il de l’amitié d’Elena et Lila, qu’une vie n’aura pas suffi à délester de mystère, à franchir le rempart qui les sépare.

Nos ailes et nos carcans
Delphine de Vigan s’intéresse également au mystère entre les proches dans Les loyautés, un roman qui n’a pas la force de son dernier, D’après une histoire vraie, mais qui demeure extrêmement efficace. Alternant entre les différents protagonistes à qui elle consacre tour à tour ses chapitres, l’écrivaine raconte la descente en enfer d’un adolescent de 12 ans, fragilisé par le divorce de ses parents qui le mène à une consommation excessive d’alcool avec son ami Mathis, garçon d’une bonne famille qui se révèle aussi défaillante. Sa professeure, Hélène, est la seule à deviner le malheur chez ce garçon trop timide, timoré, qui n’a pas trouvé d’autre issue à la guerre larvée que se joue ses parents que de se laisser ensevelir par « le tissu épais de l’ivresse ». Elle reconnaît chez lui des blessures à elle.

Traversé par une violence à la limite du supportable, ce roman sur les fractures intérieures dissimulées en société se révèle d’une redoutable intensité. La langue précise, le réalisme cru et le rythme soutenu et laconique nous captivent du début à la fin. Droit au but, mais en ne négligeant aucune des subtilités du passage à vide de Théo, l’auteure fouille les zones les plus intimes de ses personnages. À la détresse de Théo face au secret qu’il porte au sujet d’un père qui sombre dans la dépression à la suite de sa mise à pied répond celle de son ami Mathis, qui ne veut pas le trahir, celle de la mère de son copain, qui découvre une double vie à son mari, et celle d’Hélène, pour qui la distance professionnelle devient un mur l’empêchant de secourir son élève en danger. Au final, ce sont des vies aux liens rompus, isolées par des codes sociaux ou tacites, ces « liens invisibles qui nous attachent aux autres », ces « fidélités silencieuses », les loyautés qui sont « nos ailes et nos carcans », et dont Théo devient l’écho tragique.

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