Guillaume Apollinaire : J’émerveille

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Dans l’après-midi du 17 mars 1916, calé contre le parapet séparant les soldats français des troupes allemandes, le sous-lieutenant Kostrowitzky lit un article sur la Syrie française dans le Mercure de France quand un violent bombardement débute sans qu’il y ait eu d’alerte; il se recroqueville, s’apprête à reprendre sa lecture, quand il voit du sang sur sa revue. Un éclat d’obus a transpercé son casque et troué son crâne mais sur le coup il n’a rien senti. Il s’entoure la tête d’un chiffon et attend la fin de la canonnade. Au bout d’une heure, son commandant le tire vers le poste de secours et la fièvre le gagne. On l’évacue en ambulance : Guillaume Apollinaire quittait le théâtre de la guerre, lui qui, dans ses Calligrammes, écrira « Ah Dieu! que la guerre est jolie ». Il meurt de la grippe espagnole le 9 novembre 1918, à 38 ans.

L’éclat d’obus qui dérangea sa lecture et ladite grippe (parce que le roi d’Espagne l’avait attrapée sans en mourir, lui!) sont les seuls événements graves (le second évidemment fatal) de la vie de Guglielmo Alberto Wladimiro Alessandro Apollinare de Kostrowitzky. Il était né à Rome dans le quartier Trastevere d’une courtisane vaticane et d’un aristocrate enfui, sujet russo-polonais, un oiseau tardif tombé d’une branche de la petite noblesse lituanienne, un apatride, poète, et quel poète! Celui du Pont Mirabeau (« les jours s’en vont je demeure »), qui décrivait la tour Eiffel en « bergère » du « troupeau des ponts qui bêle », qui durant la 14-18 dans les Poèmes à Lou anticipait « un bel obus semblable aux mimosas en fleur », et qui avait pour devise : « J’émerveille ». Aucun de ses contemporains, Picasso, Picabia, Duchamp, la jeune Colette, Satie, Jarry, la joyeuse et buveuse smala parisienne des années dix, en contestèrent la prétention. Celui-là qui mourait tôt dans un siècle jeune, apprécié de ses pairs, devint après sa disparition l’un des plus grands poètes français du vingtième siècle et encore aujourd’hui le lit-on sans satiété…

Apollinaire bien sûr est Français. Comme la baguette et la tour Eiffel, le pont Mirabeau où coule la Seine, comme les trois becs de gaz allumés de son « Lundi rue Christine ». Comme la gare Saint-Lazare derrière laquelle il vécut dans un garni la fin de son adolescence. Comme la foule des funérailles de Zola où il se glissa en 1902. Comme la bibliothèque Mazarine où il se délectait des proses du marquis de Sade. Comme le Mercure de France auquel il faisait parvenir poèmes et récits depuis les tranchées en Champagne. Mais officiellement Français (c’est plutôt cocasse), il ne le devint que le 8 mars 1916 (neuf jours avant son éclat d’obus) quand le général Franchet d’Espèrey, commandant la Ve armée, émit un avis favorable à sa naturalisation, reconnaissant « ses sentiments » apparemment « bien français ».

N’était donc plus métèque des lettres l’Apollinaire qui allait mourir, mais poète et combattant français. Ainsi la patrie (quand la grippe espagnole l’emporte à deux jours de la fin de la guerre contre les Allemands) put rendre tous les honneurs à celui dont les vers métamorphosaient la guerre et qu’un tir d’obus des Boches avait dérangé dans sa lecture d’un article… Écolier monégasque, pensionnaire en Belgique quand sa mère interdite de casino s’était repliée à Spa, précepteur de la fille d’une vicomtesse en Rhénanie (follement amoureux de la domestique anglaise), il avait l’identité foraine celui qui, monté de Rome avec sa maman mauvais genre aura surtout été montmartrois (du temps du Bateau-Lavoir), montparno (quand Kiki de Montparnasse était encore laveuse de bouteilles et visseuse d’ailes d’avion avant de poser pour Modigliani et Foujita) et germanopratin (quand le Flore avait les allures d’un café de sous-préfecture aux glaces ternies et aux murs sales). Celui-là, Guillaume Apollinaire, eh bien, il était « mort pour la France », comme on disait avec fierté…

Sa nationalité était la liberté, cependant. Sa vie, un amusement constant. Son travail, un ludisme sans répit. Ses amours, des fidélités imprécises, successives, frivolités rendues parfois graves par sa plume experte, lyrique et triste, saugrenue, qui rendait tout merveilleux, en effet, autant les peines que les peurs, les joies que les jours, l’heure qui sonne et l’écrevisse qui s’en va à reculons, et puis les il y a, ceux des Poèmes à Lou, « il y a des petits ponts épatants, il y a une femme triste sur la route, il y a mon amour, il y a dans le ciel six saucisses et la nuit venant on dirait des asticots dont naîtraient les étoiles… ». Son grand œuvre s’appelle Alcools.

Une biographie épouvantablement complète, colossale, imposante, minutieuse, désormais l’ouvrage de référence (« une somme qui assomme » comme l’a écrit sans méchanceté Pierre Assouline dans son blogue) m’a ramené au cher Apollinaire. J’ai passé une semaine entière dans le dossier (dossier sur lequel les futurs apollinologues ou apollinaristes pourront s’appuyer) et je me suis quasiment perdu chez le diable dans les détails tant le travail de Laurence Campa, spécialiste (pas à peu près, comme on dit) de l’histoire littéraire du premier quart du vingtième siècle, est entier, total, exhaustif; elle a tout lu, tout relu, tous les contemporains célèbres et moins d’Apollinaire, les impérissables comme les oubliés, leurs lettres, leurs journaux, leurs biographies, leurs œuvres, leurs propos rapportés, et l’on croule sous la masse. Et c’est émerveillé que l’on se relève.

Cette époque était fabuleuse, dans Paris c’était des festins de création, des beuveries d’invention, le centre du monde, opium et coco, un monde surartistique animé par, venus de partout, des bohèmes non bourgeois, Picasso, Cendrars (qui perd le bras droit, lui, à la 14-18), Jarry à vélo, Douanier Rousseau qui peignait des jungles sans y avoir été, Léautaud et ses poches remplies de croûtons et de viande, Chagall et ses anges, Marcel Duchamp et sa pissotière, Satie et Debussy, les Delaunay, Giorgio de Chirico, Marinetti le futuriste, Marie Laurencin, et puis on pouvait y voler la Joconde (on soupçonna Apollinaire), se battre en duel sans trop s’égratigner et aller s’emmerder un peu chez Gertrude Stein et Alice B. Toklas…

Critique littéraire dans des revues qui naissaient et mouraient, Guillaume Apollinaire, las des romans ennuyeux qui paraissaient, a pu en inventer dans ses articles, les mêlant à de bien réels pour en parfaire la ressemblance. Il se peut aussi que, ne trouvant pas de femmes qui daignent critiquer les romans de femmes, Apollinaire ait fait le travail sous le pseudonyme de Louise Lalanne à laquelle on reconnaissait un style causant, primesautier, voire impertinent… 

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