Georges Bernanos: Le chrétien à la moto

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Puisqu’il était fils de tapissier, comme Molière, on peut s’amuser à croire que c’est la raison pour laquelle Bernanos, cet important écrivain français, fut, sa vie durant – mais comment était-ce possible un siècle et demi après la prise de la Bastille? –, un fervent royaliste, rêvant d’une monarchie populaire mais avouant que rétablir une monarchie idéale était une entreprise vaine. Mais quoi qu’il en soit, il n’en démordait pas, royaliste il était et le demeurait. À nos yeux, ce royalisme tient du folklore. Mais attention, l’œuvre âprement romanesque de cet homme de la première moitié du vingtième siècle ne se fige pas dans le passé; en adaptant au cinéma ses « vieux livres » (c’est lui qui les qualifiait ainsi), de grands cinéastes de la seconde moitié du vingtième siècle comme Bresson (Journal d’un curé de campagne, Mouchette) et Pialat (Sous le soleil de Satan) l’ont bien senti. Bernanos dérange, car il oblige à réfléchir.

Franco; antidreyfusard, il dénonça le nazisme dès son apparition; Camelot du roi et maurrassien avant l’heure, il rompt brutalement avec Maurras. Cependant, il demeurera un ennemi acharné – colérique, s’épanouissant dans la dispute – de la notion de république (quels qu’en fussent les modèles et les acteurs) qu’il disait sans idéal et qu’il appelait « la Gueuse ». « À bas la Gueuse! Vive le roi! », criait-il à 20 ans avec la jeunesse de l’Action française… Puis, il tournera le dos à ce nationalisme mais sans jamais perdre son attachement au principe monarchique sans lequel ne pouvait se perpétuer la grandeur de la France. Vous voyez le genre… Il haïssait la France républicaine, il préférera de Gaulle à Pétain, et il faisait de la moto et n’écrivait qu’au bistro.

Ainsi peut-il apparaître étrange cet homme, daté ce Bernanos, classé, ancien, anachronique, mais ce serait une erreur de le considérer comme dépassé sur le plan de la littérature (son fortin), car le lire aujourd’hui, nonobstant son parcours, provoque la pensée, une réflexion costaude sur le monde, celui qu’en électron libre il observait et qui s’est installé vaille que vaille après sa mort survenue en 1948; passées les grandes guerres, celle qu’il avait faite dans les tranchées, celle qu’il a observée en exil. Cet homme à la foi médiévale et à la plume laborieuse savait sentir, comme un sanglier les truffes, les bassesses qui entravent l’être humain, amenuisent l’homme éternel dans sa marche vers Dieu, autrement dit vers le surnaturel ou le divin, au-dessus des pâquerettes et des turpitudes. Chrétien et romancier et non romancier chrétien (nuance majeure), il regardait le mal en face, debout sous le soleil de Satan où, comme il l’écrit, « chacun de nous est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint ».

Dans Bernanos, « le diable est là d’emblée », persifle Charles Dantzig dans son Dictionnaire égoïste de la littérature française, en énumérant quelques spécimens : le concierge délateur, le pédagogue sournois, le gynécologue abusif, la mère mesquine, ajoutant :« vous, moi, si nous ne nous surveillons pas ». Se moquant (à son habitude) des romans bernanosiens qui sont « une plaine boueuse par temps couvert [où] passe un curé à vélo qui a de forts mollets et une soutane tachée », Dantzig reconnaît que l’écrivain de Sous le soleil de Satan et de Journal d’un curé de campagne était« d’une droite généreuse et juste ». Écoutons cette confidence du curé de Torcy au curé d’Ambricourt : « Lorsque je rencontre une injustice qui se promène toute seule, sans gardes, et que je la trouve à ma taille, ni trop faible ni trop forte, je saute dessus, et je l’étrangle. »

Ce n’est pas étonnant que ce Bernanos, royaliste et chrétien mais humaniste, fût l’un des rares chroniqueurs à saluer le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline. L’« ours » de Céline est alors un grand brûlot. Le livre d’un athée. Bruyant et sulfureux. Un crachat, pour plusieurs. Bernanos va dire qu’un génie est né. Dès décembre 1932, il écrit dans Les Nouvelles littéraires : « Pour nous la question n’est pas de savoir si la peinture de Monsieur Céline est atroce, nous demandons si elle est vraie. Elle l’est. » Bernanos et Céline se rejoignaient dans le ressenti du désespoir face au monde. Contemporains, les deux avaient un père antisémite quand cela pouvait paraître normal de l’être. Le discours paternel laisse des traces. Chez Bernanos, cela donne en 1931 La Grande Peur des bien-pensants, charge à la défense des idées de l’antisémite en chef Édouard Drumont (l’auteur de La France juive, paru en 1886), chez Céline les marques du discours paternel provoquent ses trois pamphlets lancés avant la guerre. Erreurs compréhensibles? Dans le contexte de ces années 1930? Fautes impardonnables à ceux nés après l’Holocauste ou éveillés par ce que le romancier Aharon Appelfeld nomme la Catastrophe.

Que fait quelqu’un qui ne supporte pas « la Gueuse »? Il la quitte. En 1934, à 46 ans, avec femme et six enfants, il file à l’anglaise vers les îles Baléares; il a eu l’année précédente un accident de moto mais, condamné aux béquilles, il ne renonce pas à la moto. Le matin, il part écrire dans les cafés, et c’est dans un boui-boui des Baléares qu’il rédige Journal d’un curé de campagne et Nouvelle histoire de Mouchette, puis, pour nourrir sa smala, des polars (dont Un crime, un type déguisé en curé pour commettre un meurtre). Fantasque Bernanos qui ne peut s’empêcher, même au polar, de glisser ses thèmes spirituels fondamentaux axés entre la quête de la sainteté, le désespoir du péché, la recherche de l’authenticité des êtres, le problème de la grâce.

Ce chrétien fut en faveur du chrétien Franco lors du déclenchement de la guerre d’Espagne avant de changer abruptement de camp, de prendre parti pour les paysans, les ouvriers massacrés par les franquistes (donc de se faire républicain devant le sang versé) et d’écrire Les grands cimetières sous la lune, cri de justice dénonçant le scandale de cette guerre et appelant à la conscience des catholiques. Cet homme ne pouvant supporter l’idée de l’occupation allemande prit le bateau pour le Brésil où, depuis une ferme dite de la Croix-des-Âmes dans l’État du Minas Gerais, il devint, par ses articles, un des grands animateurs spirituels de la Résistance française, puis un grand déçu de la France d’après la Libération, refusant la Légion d’honneur et le siège à l’Académie que lui offrait de Gaulle, le général disant à Malraux : « Celui-là, je n’ai pas réussi à l’attacher à mon char. »

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