Aurore Dupin, mieux connue sous le pseudonyme George Sand, un nom de plume malicieusement masculin à l’époque (le XIXe siècle, ses trois premiers quarts), fait partie des écrivains aujourd’hui illisibles mais non oubliés puisque sa réputation plus que son œuvre a traversé le temps grâce à de minutieuses biographies, à son caractère crâneur avec lequel elle tint son rôle de femme dans un monde d’hommes et à la persistance d’une aura de liberté et de franchise qui flotta longtemps autour de sa personne dans un siècle de convenances et d’hypocrisie. 

Pour moi, les romans de George Sand, ce furent des prix de fin d’année à l’école primaire laïque que (merci maman, merci papa) je fréquentais dans le si catholique Québec, des romans champêtres dont le plaisir ne durait pas plus d’un été, vite oubliés au fond des chambres, abandonnés aux premiers départs. Au séminaire de nos humanités, je la trompai vite avec des auteurs dont on ne nous parlait pas et qui allaient m’accompagner ma vie durant, Diderot, Rimbaud, Céline, Cendrars, Beckett, des écrivains moins comme il faut que « la bonne dame de Nohant » qu’était devenue, ayant délaissé ses batailles féministes et athéistes, la romancière âgée, innocente et rêveuse, de La mare au diable, La petite Fadette et François le Champi, ces histoires que la grand-mère de Proust admirait tant.

Pourquoi donc y revenir en 2019? Au hasard et au plaisir de lecture d’un livre épatant qui lui est consacré, George Sand à Nohant. Un ouvrage remarquablement documenté qui dresse autant et sinon plus l’histoire du manoir que l’écrivaine hérita de sa grand-mère dans l’Indre, et où elle vécut son enfance puis y passa une grande partie de sa vie d’écrivaine, qui brosse le portrait de sa propriétaire en femme de maison, mère poule, jardinière, tricoteuse, animatrice d’une société familiale et amicale où se croisaient autant d’artistes, de domestiques et de paysans, entre autres pointures Delacroix, Musset, Chopin, Liszt, Sainte-Beuve, Tourgueniev, amis de passage ou amants en résidence…

C’est Michelle Perrot qui a écrit ce livre, sous-titré Une maison d’artiste, et Michelle Perrot, qui a aujourd’hui 90 ans, est une historienne et une féministe de premier plan qui a signé avec Georges Duby une Histoire des femmes en Occident, qui a participé également avec Duby à la monumentale Histoire de la vie privée (signant la partie sur le XIXe siècle) et qui a publié un livre merveilleux qui obtint en 2009 le Femina de l’essai, Histoire de chambres, un ouvrage où elle a tout analysé de ce nid et ce nœud, ce tissu de secrets qu’est cet arrière-théâtre de l’existence, la chambre… Tout la portait donc vers George Sand, sa maison, sa famille, sa « chambre bleue », sa vie de femme de caractère et sa carrière dans les romans d’amour qui fleurent l’odeur des herbes de son jardin.

Sand était une épistolière immodérée (sa correspondance fait 24 volumes) et une mémorialiste empressée (Histoire de ma vie) qui ne se retenait pas de tout écrire, ajoutant des Suppléments et tenant des Agendas. Cette production quotidienne de propos et confidences, aveux et apartés, est une mine à ciel ouvert de renseignements sur sa vie, son époque, sa pensée politique républicaine, ses combats (pour les femmes, contre la religion catholique), ses dédains de la bourgeoisie, puis sur la vie campagnarde et la vie parisienne et sur les duretés de vieillir. Michelle Perrot a donc pu, avec la science d’une grande chercheuse, reconstruire, nombreuses citations à l’appui, la vie au jour le jour de la maison de Nohant et la pensée au détail le détail de cette battante dont les accoutrements masculins, le cigare et la pipe, les amants célèbres (Musset, Chopin qu’elle appelait Chip-Chip), ont forgé un personnage qui a dépassé l’importance somme toute mineure de son œuvre littéraire.

Michelle Perrot, d’entrée de jeu, avoue qu’elle n’a jamais éprouvé d’attirance particulière pour l’écrivaine George Sand. Née en 1928, se revendiquant en fille de Simone de Beauvoir, tout ce qu’a écrit la romancière de Lélia et de Consuelo lui paraissait fade, décoloré, d’un autre âge. Mais c’est en visitant le domaine de Nohant dans les années 60, « fort délabré, un peu à l’abandon », qu’elle a senti le sujet, la maison de George Sand : « plutôt qu’un château, c’est une sobre et harmonieuse maison de maître de la fin du XVIIIe siècle, avec de vastes communs attestant de l’importance de l’exploitation rurale, entourée d’un jardin, ordonné et fou à la fois. » Ordonné et fou comme la vie de Sand, ce qu’elle alla vérifier en plongeant dans l’œuvre autobiographique et épistolaire de celle qui tint cette maison-là. Perrot a exploré un espace en traversant une vie. C’est d’une lecture absolument remarquable. On en arrive à aimer cette George Sand qu’on ne lira jamais…

Hospitalière extrême, femme aux portes ouvertes, George Sand ne se levait pourtant que très tard dans la journée, vers treize heures, un brin somnambule, elle petit-déjeunait avec ses invités qui déjeunaient, elle sortait de sa nuit diurne un peu comme Proust mais un Proust qui aurait tenu maison accueillante. Elle écrivait ses romans de onze heures du soir jusqu’à cinq ou six heures du matin.

Au milieu de l’après-midi elle commençait sa journée d’hôtesse, amicale, ludique, on jouait à des jeux de société, on dînait à huit ou dix, on jouait des saynètes dans une pièce transformée en théâtre ou on assistait à des spectacles de marionnettes, activités que son cher fils Maurice animait, on chantait, on buvait, puis avec son amant du moment elle se réservait une plage d’amour dans une alcôve… Ensuite, nuit d’écrivaine, elle allait plume en main se remettre au travail dans sa chambre qui avait été celle que sa grand-mère avait achetée en 1793, dans les remous de la Révolution.

Ils ont été nombreux à la moquer, à l’abominer, cette femme qui ne garda pas sa place de femme. Cette femme de maison… plus que femme au foyer. Baudelaire, qui n’alla jamais à Nohant, la décréta « une grosse bête », dans son Journal Jules Renard écrit qu’elle était « la vache bretonne de la littérature », les frères Goncourt disaient qu’elle était « une ité de génie », pour Léon Bloy, elle était « une vieille chaussette bleue ». Delacroix, un habitué de Nohant, confie à son Journal : « elle manque de goût. »

Michelle Perrot, par un travail énorme dans les textes intimes, venge la femme, non l’écrivaine.

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