François Mauriac: Dans la volupté du peut-être…

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Intime? Comment une biographie peut-elle être qualifiée d'intime? Parce qu'elle aurait été écrite par un proche, un jumeau, une épouse, un amant, un fils, une domestique? Dans le cas qui nous occupe, cette nouvelle (et énième) biographie de François Mauriac, écrite par un homme trop jeune pour l'avoir fréquenté ou simplement rencontré mais qui a dévoré l'oeuvre entière, dégustant un par un les entre-lignes, les non-dits, les allusions, le concept d'intimité se confond avec celui de compréhension. Jean-Luc Barré a mis son nez, et son intelligence, dans les silences (non pas du colonel Bramble, mais) de l'auteur fuyant du Désert de l'amour et du Mystère Frontenac.

Une biographie un brin hardcore, s’agissant du catholique Mauriac, mais élégante, et qui change de celles qui (comme chez Jean Lacouture) gardaient les yeux fermés sur la question homosexuelle pourtant fondamentale et presque avouée («J’ai gardé le silence sur l’indicible», a-t-il écrit dans Mémoires intérieurs en 1959), ou de celles qui (comme chez Lucienne Sinzelle, fille de ferme au domaine des Mauriac à Malagar) nous le présentent comme un être hautain que la domesticité n’avait pas droit de regarder et à qui il était encore moins permis d’adresser la parole…

Ni hétéro ni hautain, le Mauriac de Barré. Ni homo actif ou simple galopin de son corps, pour paraphraser le titre d’un de ces écrivains (Yves Navarre) qui, après lui, franchiront avec fracas ou franchise la porte de leurs placards. Mauriac, c’est: enfance studieuse et curieuse du fils d’une famille bourgeoise de province; adolescence inquiète et nerveuse d’un fils lié à la sévère et ambitieuse maman devenue tôt veuve (comme celle de Cocteau). Le jeune homme de 22 ans qui montera de Bordeaux à Paris en 1907 va loger naturellement chez les pères maristes de la rue de Vaugirard avec l’intention de faire l’École nationale des chartes, mais dès l’année suivante (et l’odeur de Paris), il va préférer avoir une chambre à soi (il y a du Woolf chez ce grand malingre) en allant habiter à l’hôtel de l’Espérance (!) sur la route duquel, pas loin de l’Institut catholique, il va — durant sa vie de célibataire, avant le mariage de convenance — préférer s’attarder dans des bars à la mode, à l’Élysée-Palace, faufilant sa silhouette, pardessus noir cintré, à travers une faune équivoque qui l’attire, l’intrigue, le trouble. Il note dans son carnet cette décision, prise là, de se lancer dans la littérature, quasiment comme s’il choisissait la luxure plutôt que la philologie…

Barré, qui ne porte pas bien son nom, est formel. Le jeune Mauriac a couché avec des garçons. Peu. Pas souvent. Pas longtemps. Il cite un de ses confidents de longue date, Daniel Guérin, devenu plus tard militant gai et qui affirma dans la revue Masques, en 1985: «Quand je l’ai connu, il pratiquait un petit peu.» Ses amours soi-disant déviantes furent évidemment plus platoniques qu’acrobatiques. Ce qui ne l’empêcha pas d’être un bon mari, un bon père, un papi pas pire (aux yeux d’Anne Wiazemsky, qui le ramène souvent dans ses livres), mais qui marqua profondément sa vie sentimentale et son oeuvre littéraire. De l’homosexualité refoulée comme moteur de création ou structure de personnalité, c’est un peu ça, Mauriac; on se demande pourquoi les premiers biographes jouèrent l’hypocrisie. Longtemps, on faussa l’image du personnage Mauriac en lui refusant cette vérité, sa vérité, son dilemme claudélien jamais tranché entre l’aspiration religieuse et le désir de la chair.

Jean-Luc Barré explique bien ce qui, chez l’auteur de La chair et le sang, était véritablement et durement «une volupté de la tentation». S’il n’a pas plongé comme Gide, Cocteau, Ghéon, Jouhandeau et tant d’autres figures de la pédérastie parisienne (allant consommer sa chair fraîche en Afrique du Nord…) dans la pratique sexuelle explicite, Mauriac faisait de la tentation retenue du saut, du passage à l’acte, sa politique d’écrivain. En 1920, dans une lettre à son ami Robert Vallery-Radot qui espère le convertir, le jeune Mauriac écrit ceci: «Il y a une volupté dans la tentation même si l’on n’y succombe pas, mais à se dire que l’on succombera peut-être… Nous avons aimé l’odeur du péché, le vertige. Nous n’avons renoncé à rien et singulièrement à l’amour des sens. Telle est la vérité triste. Mais le vrai est aussi que je manque de foi: pour le renoncement total il ne faudrait pas douter une minute qu’on se sacrifie à la Vérité. Une des plus étonnantes exigences de notre Dieu, c’est de tout demander en demeurant caché. On se tue soi-même devant un voile immobile et muet. Y a-t-il, derrière, quelqu’un? Certes, je le crois. Mais croyance et certitude ne se confondent pas…»

À ce triste gay en creux, que le formidable biographe qu’est Barré abandonne au seuil de l’entrée des Allemands en France (on attend le second tome en 2010, Mauriac devenant au sortir de la guerre le grand interlocuteur de Camus), se superpose un homme qui avait plus qu’on le croyait un sens de l’humour. En 1935, à 50 ans et déjà «Immortel», Mauriac fréquentait à Paris des «bars d’hommes», emmené là, dans ces antres odoriférants du péché, par un jeune secrétaire de 27 ans, qu’il osait appeler son «ami de coeur». Un soir, ils sont rue Notre-Dame-de- Lorette, au Laetitia. Mauriac s’intéresse à un jeune homme qui semble plus cultivé que la moyenne. Ils causent. Boivent. La nuit passe… Quelques jours plus tard, le jeune secrétaire demande à Mauriac s’il savait qui était ce jeune ténébreux avec qui il s’entendait si bien l’autre soir… Mauriac ne sait quoi répondre et le secrétaire jaloux lui jette: «Il vient d’être arrêté au Laetitia même dans l’affaire des bijoux de la Bégum!…» Mauriac frémit, et laisse tomber: «Tout le monde ne peut pas être académicien!…»

Jean-Luc Barré nous dévoile un Mauriac allant d’instinct vers les rebelles, et son oeuvre littéraire allait se trouver augmentée de ce clair-obscur de ces fins de nuits. La thèse de Barré quant au coming out non exécuté, quant à cette vie forcément cachée qui a fait de Mauriac un anti-Gide, c’est que l’auteur de Thérèse Desqueyroux, s’il n’a pas écrit son Si le grain ne meurt (encore moins son Corydon, qu’il aura lu dès sa parution en 1924 «sur un banc des Tuileries durant tout un après-midi»), avait compris que, s’il allait revendiquer publiquement son homosexualité, il allait par le fait même «épuiser le sujet», créer «une restriction à sa liberté». Il préféra rester ancré dans la volupté du peut-être…

Bibliographie :
François mauriac. Biographie intime, (t. 1:1885-1940). Jean-Luc Barré, Fayard, 648 p. | 49,95$

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