Femmes de combat

7
Publicité

Folle entreprise que celle de Sophie Divry avec Quand le diable sortit de la salle de bain : un roman « improvisé, interruptif et pas sérieux»! Le voyage s’avère aussi débridé et réjouissant qu’une fête, malgré qu’il relate les pérégrinations d’une chômeuse à la recherche d’un emploi. Si ces temps d’austérité peuvent inspirer la déprime, il en est tout autrement de ce livre dédié aux « improductifs, aux enfants, aux affamés, aux rêveurs, aux mangeurs de nouilles et aux “défaits” ». Sans banaliser ou sous-estimer la précarité, le roman nous invite à rire et à nous moquer de la situation en nous libérant de toute contrainte.

Dans la tradition du roman dialogique hérité de Jacques le fataliste et son maître de Denis Diderot, Divry fait dialoguer sa narratrice avec sa mère, son ami et même le diable, qui s’invitent où ils veulent pour commenter l’histoire. L’auteure s’amuse à déjouer les règles du récit en allongeant démesurément des listes, en faisant parler les objets. Interrompu par des digressions, des jeux typographiques ou langagiers, le roman s’éclate et se déconstruit, à l’image de l’héroïne à la vie défaite par la pauvreté. Déjouer les règles de l’écriture devient un pied de nez à la misère; mieux : une richesse intouchable.

Après La condition pavillonnaire, Divry poursuit son observation de la France contemporaine, mais se permet beaucoup plus de liberté avec cet opus délirant où le ton caustique, l’autodérision et le langage direct, souvent truffé d’expressions populaires, de dialogues absurdes et de néologismes, en font un livre extrêmement vivant et audacieux. Divry ose des vulgarités, des folies qui flirtent avec la poésie expérimentale, brandissant une liberté sans limites comme un moyen de s’émanciper d’une situation humiliante. Aux épisodes loufoques, comme celui où la narratrice perd son sac à métaphores et se trouve dépourvue de son pouvoir d’écrivain, se joignent certaines tirades enflammées, notamment contre les tracasseries administratives (« Je me demande si la condition de l’Homme moderne n’est pas d’être vulnérable aux formulaires. »), contre le jugement à l’égard des chômeurs et des Arabes, contre l’individualisme, des pages où la colère s’exprime dans un style frondeur.

Réflexion sur la lutte des classes, sur la nécessité et l’image qu’on en véhicule dans notre société, le roman n’épargne pas aux lecteurs un examen de conscience quant à l’image qu’ils se font des précaires. Une écrivaine issue d’une famille aisée qui compte sur l’assistance sociale pour survivre n’est pas conforme à l’idée qu’on se fait de la nécessité. Mais que connaît-on réellement de la pauvreté? Le roman nous invite à y réfléchir en exposant concrètement la situation et en montrant les transformations morales qui s’opèrent chez la narratrice qui compare son passage vers la pauvreté à une Révolution. « Qu’est-ce que la réalité? L’argent, n’est-ce pas une fiction? […] La seule réalité qui compte, je vais vous le dire, c’est la réalité stomacale. »

Sous ses airs badins, le roman pose des questions essentielles, notamment au sujet de la dignité humaine. La pauvreté provoque un profond manque alimentaire, mais aussi humain (la plupart des miséreux se retrouvent seuls). La faim se décuple en une infinie variation : « Faim de fierté, faim de projets, de rires, d’e-mails dans ma boîte, faim d’amour, de consolation. »

« Au fil des jours, la faim ne se situe plus tant dans le ventre – la crampe devient familière – que dans les yeux, démesurément ouverts […] il arrive un moment où la faim rend tellement avide, tellement transpercé, qu’on est sensible à chaque visage, à chaque souffrance, surtout en ces temps si mornes, si agonisés, si désinvestis, si terriblement prévisibles et terriblement solitaires, si indécemment injustes que nous vivions alors en France.» Le corps affamé de l’héroïne rejoint alors le corps social et la misère du monde, l’auteure lançant un appel à la jeunesse française, l’invitant à rêver, faisant de ce roman fou une œuvre subversive, politique et irrévérencieuse. Grand bien nous fasse!        

Blanche du Moyen-Âge
Dans une autre France, lointaine, cette fois, s’invite un autre personnage féminin au courage et à l’imagination exemplaires. Morte depuis des années, Blanche nous raconte son histoire en réintégrant l’enfant qu’elle était, petite fille rebelle et orpheline de mère qui nous livre au présent les dernières années de sa vie, soit sa onzième et sa douzième année. Après avoir remporté le Goncourt des lycéens en 2011 pour Du domaine des murmures, Carole Martinez retourne au Moyen-Âge, deux siècles plus tard, cette fois avec La terre qui penche, un conte où, à la manière des mythes, le merveilleux et la légende côtoient le réel. Diable, fées et ogres peuplent le récit de cette fillette qui transforme son malheur à mesure qu’elle acquiert force et savoir. Malmenée par un père autoritaire qui la donne à un inconnu, Blanche pense être offerte au diable filou en échange de meilleures récoltes, mais accède, en future châtelaine, à une connaissance lui ayant été jusque-là interdite. Entre son apprentissage intellectuel et son éveil amoureux, la fillette mène une quête des origines, cherchant à faire la lumière sur sa naissance et sur un monde obscur pétri de croyances. Son récit est celui de la naissance d’une femme, de son émancipation contre ceux qui abusent de leur pouvoir, un hymne à l’enfance qui offre un bel exemple de combativité et de résilience.

Si le ton épique du roman qui flirte avec les formes orales (en intégrant plusieurs chansons d’époque) peut paraître suranné de prime abord, la construction narrative du roman n’a rien d’antique, puisqu’elle fait dialoguer le même personnage enfant, puis six siècles plus tard. L’originalité du roman réside dans l’alternance des narrations entre la fillette et sa vieille âme, ce qui permet de constants allers et retours dans le temps et un rythme unique, où le lyrisme de l’adolescente et la sagesse de l’âge mûr se répondent avec leurs accents, leurs visions et leurs passions respectives, jusqu’à se scinder dans un étonnant renversement.

De facture classique mais aussi sensuelle, le romanest une œuvre d’imagination fabuleuse où la passion de l’auteure pour cette époque lointaine nous est transmise avec une grande puissance d’évocation. Le décor est des plus dépaysant : celui d’un Moyen-Âge où règnent le mystère et l’obscurantisme, mais la petite Blanche nous offre avec son histoire un inspirant récit de prise en charge de sa destinée. Un voyage plus surprenant que ce qu’il en laisse croire.

Publicité