Emily Dickinson: Un crayon dans la poche

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L’étrange livre que voici : La vie secrète d’Emily Dickinson. Ce n’est pas une énième biographie, ni le journal intime de la poétesse américaine (1830-1886) que l’on aurait retrouvé au grenier d’une maison du Massachusetts ou dans un racoin d’archives d’une université de Nouvelle-Angleterre… C’eût été trop beau, les Mémoires de la recluse! Car Emily Dickinson (l’une des plus grandes poètes américaines) passa sa vie entière dans la maison familiale d’Amherst, coupée du monde, mariée pour ainsi dire à la poésie, devenue une « vieille fille » comme on dira longtemps des femmes célibataires, une quinquagénaire qui ne fut pas maîtresse d’école et dont la réclusion volontaire fut la grande affaire. Un crayon attaché par une ficelle cousue à l’intérieur de sa poche, à portée de main et d’éclairs d’inspiration. Cette fille, de son vivant, accepta de publier un seul poème, puis cinq ou six le furent à son insu. Tous poèmes introspectifs et fulgurants… que l’on a pu lire longtemps après sa mort. Elle en avait écrit 1 789 bien comptés, sans leur donner aucun titre.

Ce livre passionnant (toute une vie intime semble là, qui bat…) n’est donc ni biographique ni autobiographique ni vraiment fictionnel, mais le résultat d’un étrange travail (tout est étrange, vous dis-je) mené par un écrivain de métier, Jerome Charyn (né en 1937 dans le Bronx à New York), qui, marqué depuis sa jeunesse par ces quelques vers d’Emily Dickinson qui auront été le credo de sa vie (« Le succès semble le plus doux / À qui ne réussit jamais. / Comprendre le nectar requiert / Le plus cruel besoin »), a décidé à l’instar de Yourcenar et ses Mémoires d’Hadrien, toutes proportions gardées (mais un empereur disparu a-t-il une plus grande importance qu’une poétesse isolée?), d’écrire à la première personne (ce « je » est donc celui d’un autre…) afin de revivre de l’intérieur la vie de cette femme exceptionnelle dont il a lu tout l’œuvre, bien sûr, et tout ce qui s’est écrit sur elle, pour tenter de comprendre cette vie secrète, cette vie minuscule, une vie parallèle vécue dans une Amérique qui était alors le théâtre d’une guerre à laquelle elle demeura apparemment indifférente, en tout cas ne l’évoquant jamais dans ses poèmes exclusivement consacrés aux intensités de l’amour, aux émois du moi, à la vie de la nature, la pensée de la mort et l’utopie de l’éternité, poèmes qu’elle écrivait tout en faisant des crêpes et des puddings pour la maisonnée, son papa craint et si adoré, sa mère silencieuse et jamais maternelle, sa sœur Lavinia aussi recluse qu’elle et son cher frère Austin qui, marié, ne s’installa jamais plus loin que dans la maison voisine.

La réclusion des sentiments
Jerome Charyn excelle à nous placer en visiteur invisible (en lecteur d’un roman probable) dans cette grande maison d’Amherst où le père d’Emily, juriste et homme politique (qui paiera généreusement un père de famille nombreuse pour que celui-ci remplace son fils à l’enrôlement dans les rangs de l’armée nordiste), lit des passages de la Bible au petit déjeuner, où elle et son père ne pouvaient considérer la journée finie avant d’avoir lu le Springfield Republican, ne lisant quant à elle que les pages des potins, des recettes et des échos de la vie littéraire, où son chien Carlo, un terre-neuve qui fut son seul compagnon (« Je ne me rappelle pas m’être jamais sentie seule en sa présence », écrit Charyn), la suit en tout temps et jusque dans ses rares sorties dont certaines la mènent à un sombre débit de boissons où elle retrouvera son frère et ses camarades de collège, certains lui plaisant terriblement mais sans jamais qu’elle ne le montre…, s’empressant au retour d’écrire sur ces garçons dont certains, les plus sombres, les inquiétants comme celui qu’elle nomme son « Assassin blond », l’étourdissent d’une envie sauvage d’aimer à mort et avec qui elle imagine, sous son crayon, des amours ardentes jamais abouties, des jalousies brutales, et des intermittences du cœur jamais réellement vécues…

Ses poèmes (elle confiera à la femme de son frère : « Je ne compose jamais – la foudre frappe et j’en prends note ») étaient son trésor, mon Trésor, écrit Charyn. Elle avait coutume (on le découvrit après sa mort) de les assembler en feuillets et de les coudre en fascicules. Un jour, rassemblant son courage, elle glissa un de ces fascicules sous la porte de la chambre de son père. Plusieurs mois plus tard, celui-ci glissa à son tour le fascicule sous la porte de la chambre de sa fille. Sans plus. Sans évoquer la chose. Puis, beaucoup plus tard, elle osa lui demander ce qu’il en avait pensé, pourquoi il ne lui en parlait pas, et il répondit (comme l’imagine Charyn, sans aucun doute dans l’œil du cyclone de la vérité) : « Dolly(il l’appelait ainsi), il m’a fallu deux ans pour m’en remettre. Ils m’ont presque arraché la tête. Je ne t’en parle pas, en ce moment, peut-être? » Charyn nous signale qu’elle ronronna

Dans cette Amérique puritaine, dans ce pays de l’ancienne chasse aux sorcières de Salem, Emily Dickinson se refusait autant au romantisme qu’à la religion; dans sa chambre, Carlo sous ou sur son lit, elle lisait les Européens, Shakespeare, Dickens, Charlotte Brontë, puis les Américains Melville et Hawthorne, et elle fut particulièrement marquée par le transcendantalisme, mouvement poétique dont Ralph Waldo Emerson (1803-1882), du Massachusetts comme elle, était le maître à penser. Elle vivait en retrait du monde, certes, mais dans l’univers de la littérature. Il y avait ses livres, puis ce qu’elle appelait ses griffonnages (son œuvre), ses recettes de pudding, son père, son Carlo, son crayon ficelé, et son panthéon intime de garçons puis d’hommes, amoureux virtuels, potentiels, idéels, depuis Tom, le factotum au collège de filles de Mount Holyoke où elle passa un an (seule année hors de chez elle), ce garçon pouilleux vivant dans un caveau et qu’elle avait vu sauver un faon gelé dans la neige, jusqu’au juge Lord, un veuf de 69 ans quand elle en avait 47 et avec qui elle entretint une correspondance métaphorique et enflammée.

Dans son étrange livre, Jerome Charyn a magnifiquement cerné le personnage étrange qu’était la poétesse recluse d’Amherst, la fille Dickinson… Son ouvrage, si réussi, d’une lecture prenante, est en réalité ce que l’on pourrait appeler une endobiographie; il a lu, il a cherché, il a observé, il a regardé Emily Dickinson, il l’a aimée et il aura tenté de la comprendre extrêmement, comme si…, en écrivain, et pour servir la littérature, il était elle…

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