Dans un autoritratto qu’elle rédigea à l’approche de la cinquantaine, la romancière italienne Elsa Morante, au naturel sauvage qui — tout en étant célèbre — ne se prêta jamais au jeu médiatique, concluait ainsi son texte : « elle aime le plus au monde les enfants, la mer et les chats ». D’enfants, elle n’en eut point mais en créa d’inoubliables dans La Storia; des chats, elle s’en fit une parentèle qu’elle nomma « les Mandolini »… La mer? Le bleu éclatant de Capri.

Elsa Morante, née en 1912 dans le Trastevere qui était alors un quartier de Rome mal famé (aujourd’hui une fiesta de restos), était la fille d’une institutrice et d’un surveillant de maison de correction qui quitta l’école à 18 ans, décidée, farouche ; elle avait publié dès l’âge de 13 ans des contes pour enfants et ne voyait pas sa vie autrement que consacrée à l’écriture. Elle épousa en 1941, par amour plus que par calcul, celui qui était en train de devenir le plus grand romancier italien de son époque, Alberto Moravia. Elle en sera d’abord l’émule, puis la rivale, puis son ex tout en demeurant fidèle en amitié mais féroce en prises de bec. Ses fameuses escandescenze (éclats, esclandres) étaient selon ses amis (Pasolini, Magnani, Visconti, Leonor Fini, Pavese, Calvino) au bord de l’insupportable.

Elle n’accepta jamais de se faire appeler « madame Moravia ». Après avoir reçu en 1948 le prix Viareggio pour son premier roman (Mensonge et sortilège) et en 1957 le prix Strega pour le second (L’île d’Arturo), le milieu littéraire italien se mit à l’appeler « la Morante », une femme née indépendante, fondamentalement libre et qui, sans se réclamer du féminisme, était « beaucoup plus radicale que bien des féministes » comme l’affirme la dramaturge Dacia Maraini à René de Ceccatty, son biographe qui ne pouvait guère titrer autrement que Une vie pour la littérature le parcours en soixante-treize ans (elle meurt d’un infarctus en 1985) de cette femme qui préférait se dire écrivain au masculin. Du couple Morante-Moravia, imaginons une version tempétueuse du couple Beauvoir-Sartre mais autant amicale, sans gêne sur la question de l’adultère, très apparts à part puisqu’ils (surtout lui au début) en eurent les moyens.

Elsa Morante avait aussi ceci de particulier qu’elle aimait franchement s’entourer d’homosexuels, elle les collectionnait, suggère Ceccatty ; le récit qu’il mène au sujet de sa passion amoureuse envers Visconti, courte mais intense, ouvertement jouée, est symptomatique du caractère bravache de cette femme qui, devant le grand cinéaste qui n’en pouvait mais…, affichait en ville sa détermination de le mener dans son lit, mission impossible il allait sans dire…

Ce qu’il importe de savoir, c’est qu’Elsa Morante était une autodidacte asociale — « inadaptable, insoumise, solitaire », écrit Ceccatty — mais toujours là avec Moravia pour prendre la défense des causes de la gauche italienne ; autant elle fut fervente catholique dans sa jeunesse, autant elle devint intense communiste (eh oui!), gueulant au besoin contre le Vatican et le Kremlin ; elle s’enticha de la culture hippie en arrivant en Amérique et Matthieu Galey, dans son Journal (Bouquins, 2017), la qualifie de « madone des beatniks ». Cette femme fantasque demeura fidèle à son monde d’origine, la pauvreté, la misère, les blessures de la vie, la sincérité, la liberté, la singularité.

Dans son roman de 900 pages, La Storia, paru en 1974 (qu’elle dédia aux analphabètes), elle a magistralement brossé la vie d’une femme, Ida, petite institutrice veuve qui traverse la Seconde Guerre mondiale sous l’occupation allemande, écrasée par les événements, mère d’un garçon qui se laisse séduire par les fascistes avant d’entrer en résistance de façon confuse, louche. Ce roman, l’un des plus grands du XXe siècle, commence lorsqu’Ida est violée par un jeune officier allemand ivre, liaison brutale dans laquelle elle éprouve pour la première fois une jouissance physique. Elle aimera et protégera le bâtard qui va naître en le chérissant plus que tout au monde. Il mourra à 6 ans, elle finira sa vie en clinique, folle.

Ce roman est éclatant, effarant, saisissant, tant la petite histoire de la survivance d’Ida, apeurée car née de mère juive, s’enlace et s’écrase dans la grande Histoire de cette puissance qui s’abattit en Europe sur décision d’Hitler et l’action démoniaque des nazis qui firent du Mal leur Banalité. Je me souviens que Foglia m’avait parlé de ce roman au mitan des années 70, il n’en démordait pas, c’était ZE roman à lire mais je ne l’avais pas lu sur le coup. Depuis, j’ai traversé à deux reprises ces 900 pages avec le même attachement aux personnages, Nino le fils délinquant, fuyant et aimant, Useppe l’enfant bâtard et épileptique né dans un monde dévasté, David l’ami issu d’une famille bourgeoise juive, évadé d’un convoi de la mort, anarchiste halluciné, Bella la chienne protectrice à qui la narratrice fait tenir un langage, et puis Ida, la mère courage, moins solide que celle de Brecht qui ne profite de rien d’autre que de la pitié de ses semblables, hommes et femmes sans noms réfugiés dans des abris de fortune, dormant dans des nuits susceptibles d’être les dernières, s’échangeant du pain rassis et des bonjours sombres à l’aube…

Pasolini, avec lequel « la Morante » partagea une vive amitié, qualifiant de coup de foudre amical leur rencontre en 1954, s’en prit durement à La Storia dans deux articles, affirmant que c’était un pur et long éreintement. Il n’était pas facile d’être copain avec la plus forte figure intellectuelle de l’Italie d’après-guerre quand vous étiez de nature campée et sauvage. Ceccatty écrit que le poète-romancier-cinéaste « s’acharna avec intelligence, cruauté
et mauvaise foi » sur le roman qui dès sa sortie connut un succès populaire (800 000 exemplaires la première année).

« Ces articles fielleux, explique-t-il, mélangent des élans d’admiration sincère à des piques cruelles, mais leur conclusion est la constatation d’un échec monumental à la mesure de l’ambition d’un livre aux dimensions hors norme. » Selon René de Ceccatty qui a signé les biographies du trio (Pasolini en 2005, Moravia en 2010, maintenant Morante), Pasolini aurait ressenti La Storia comme un objet littéraire rival de celui auquel il travaillait en secret, l’ambitieux Pétrole qui paraîtra inachevé dix-sept ans après son assassinat sur la plage d’Ostie par un prostitué de 17 ans, selon la version officielle demeurée invraisemblable. Mais cela — l’affaire jamais élucidée du meurtre de Pier Paolo Pasolini — est un altra storia

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