Écrire

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Deux romans qui m'ont interpellé placent au centre de leur propos sinon l'écrivain, du moins l'écriture. Deux romans déstabilisants, parce que dans l'un (Incidences, de Philippe Djian, chez Gallimard), on se demande ce qu'il faut pour être un écrivain, et dans l'autre (Venise est une fête, d'Alberto Garlini, chez Christian Bourgois), c'est du doute de l'écrivain, du nombre fini de livres qu'il croit encore avoir en lui qu'il est question. Sachant que l'écrivain au centre de Venise est une fête est nul autre que «Papa», le grand Ernest Hemingway lui-même, et sachant comment sa vie s'est achevée, on comprend que la réponse ne sera certes pas à l'eau de rose. Et moi qui bûche pour ne pas me laisser aller à me dire que je ne sais plus écrire…

Nous n’avons pas tous ce qu’il faut pour être écrivain. Entre l’idée, l’histoire, le traitement et le style, des tonnes de paramètres viennent s’accumuler afin de construire du sens à partir de la suite de ces taches noires qui deviennent littérature. Mots et phrases s’organisent autour d’une forme, une idée naît et une histoire se raconte. On se prend au souffle, au rythme, on se prend à chercher comment signifier, comment faire vivre, tant nos personnages que les émotions à passer au lecteur: faut-il vivre ce que l’on écrit? Camus a-t-il dû tuer un Arabe sur une plage pour écrire L’étranger?

Comment ne pas «vendre le punch» d’un livre quand c’est sur la fin que s’appuie 90% de l’appréciation qu’on a pu en avoir? Il y a tant de ces livres où il y aurait tout à dire mais dont cela ne dérangerait rien, parce qu’il y a tout, justement, à chaque détour, à chaque page. Des livres où tout prend le chemin de cette longue marche vers le sens; parce qu’il y a, eh oui, la poésie, la beauté! Et il y en a pourtant tant d’autres, des livres qui nous lassent tout en nous parlant de style, justement, de rythme et de souffle, nous disant ce que devrait être un écrivain et ce qui n’en est pas un. Et il y a ces livres, un peu comme Incidences, qui ne deviennent que légèrement embêtants, mais pas assez pour que nous les refermions… L’impression que l’auteur n’a jamais rien su raconter d’autre que ce qu’il sait déjà depuis toujours, et que, finalement, le lecteur n’a peut-être pas besoin de tout savoir.

Philippe Djian est comme ça. Je n’ai jamais aimé sa manière de se servir de lui-même pour alimenter ses personnages. Je mets ici en italiques le mot «personnage», parce que je vis toujours un terrible doute avec Djian: arriverait-il seulement à parler d’autre chose dans un seul de ses livres? Il n’y a pas de pire aveugle que celui qui ne voit plus rien de son monde, que celui qui a la tête retournée sur son propre nombril et qui n’a plus rien d’autre à écrire que le décompte des petites mousses, reniflant leurs odeurs de plus en plus tristounettes.

Ai-je eu envie de balancer loin par la fenêtre de mon indifférence cette histoire de petit professeur de littérature, baiseur d’étudiantes et amoureux de sa propre soeur? Est-ce ce miroir tordu de l’amour qu’il se porte à lui-même, finalement, qui m’a amené à continuer de faire tourner les pages? Je ne sais plus pourquoi je n’ai pas jeté ce livre en route. D’ordinaire, je ne me gêne jamais.

Mais Djian, quand même! Non, je ne l’ai pas jeté. Et je dirais même que je l’ai lu avec avidité, et ce, même s’il m’agaçait, et ce, même si je n’y croyais pas une seconde. Je n’ai pas pu faire autrement que de me rendre au bout. Et quel bonheur! Comme si sa fin tragique devait effacer tous les agacements traversés pour s’y rendre, tous les tics et toutes les manies. Le plus cruel est que je ne peux même pas en parler, de cette fin que j’ai tant aimée! Sinon tout s’écroulerait. Parce que ce livre ne tient que sur son dénouement. Et ne serait-ce que pour celui-ci, il faut tenir, il faut tout lire, se rendre au bout, et se laisser convaincre.

Et une fois le parcours du combattant achevé, l’histoire nous reste, nous colle à la peau. Parce que Djian nous écrit une grande histoire, une grande tragédie.

Les mirages de Venise
Je ne suis jamais allé à Venise et je devrais, un jour. Je me souviens d’un album de Corto Maltese, d’Hugo Pratt, qui s’intitulait Fable de Venise, et je me souviens à quel point il m’avait donné envie d’y aller, pour me laisser éblouir par ces comtesses défraichies, me laisser séduire par les lunes qui se reflètent dans les canaux, y aller boire et manger dans de grands hôtels autant que dans des bouges horriblement malfamés. Mais je ne suis jamais allé à Venise, sauf que j’en ai toujours gardé une image très romantique.

Dans Venise est une fête, Alberto Garlini met en scène non seulement des comtesses sublimes, des bars féériques et des sociétés secrètes épiphaniques, mais il nous y campe aussi un Ernest Hemingway qui trompe sa femme avec une jeune Vénitienne délurée. Il y place aussi un Américain d’origine italienne revenant de la guerre et cherchant à rencontrer l’écrivain, mais qui tombe amoureux d’une femme, mariée à un baron, qui se balade pieds nus la nuit dans la ville et veut changer de vie. Et Hemingway qui ne sait plus s’il est encore un bon écrivain: «Les écrivains ont deux possibilités: demeurer intègre ou sombrer. On ne reste jamais intègre jusqu’à la fin, car tôt ou tard on n’a plus toute sa tête, mais il faut se battre le plus longtemps possible. L’argent fait perdre toute intégrité. L’argent est à la base de toute forme de corruption. Pour demeurer intègre, il faut du talent et de la discipline, et je dois employer tout mon talent et mon sens de la discipline pour rester intègre, pour continuer à être l’écrivain que je veux être.»

Cette fantaisie littéraire se déroule une quinzaine d’années avant le suicide d’Hemingway. Elle ne peut faire autrement que de nous faire ressentir au plus profond de nous-mêmes le trouble qui a pu mener le grand écrivain à sa mort tragique.

Deux livres à lire, absolument, parce qu’ils rendent compte tous les deux, de manières tout à fait différentes, de l’importance de la littérature dans notre monde de superficialités divertissantes.

Bibliographie :
Incidences, Philippe Djian, Gallimard, 240 p. | 33,95$
Venise est une fête, Alberto Garlini, Belfond, 286 p. | 34,95$

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