Des gens d’exception

6
Publicité
Ils sont trois messieurs. Tous des personnages nés de l'imagination d'auteurs britanniques fort différents. John Lanchester, Edward Carey et Theodore Francis Powys offrent à eux trois une des plus belles escapades au pays de la fiction de sa Majesté et trahissent un talent trop rare lorsque vient le temps d'écrire : l'observation.

 » Un homme qui resterait seul sur terre n’aurait absolument aucun droit mais il aurait des obligations »
Simone Weil, citée dans Mr. Phillips

Monsieur Phillips vient de perdre son emploi. Sa famille, tout ce qu’il y a de plus réglementaire, se compose d’une femme et de deux enfants, John et Martin. Ce dernier lance des compilations de pop et croit avoir réussi dans la vie. C’est tant mieux parce que son père, lui, voit les choses différemment ces jours-ci. Il n’a pas daigné laisser un Post-it sur le frigo expliquant son sauvage licenciement. Personne ne sait qu’il n’a plus de boulot, en ce lundi matin. Il profite plutôt de ce nouvel ordre des choses pour flâner, s’arrêter et regarder autour de lui, mais surtout pour contempler sa propre personne et la façon dont les mœurs de ses semblables lui semblent étrangères. Ainsi, le pourcentage de temps que l’on passe à ne rien faire par jour (16,7%, 2,62 heures ou 2 heures 37 minutes), l’importance que l’on accorde aux rêves érotiques, la fréquence des curages de nez en public et les fantasmes au bureau ne sont que quelques-unes des nombreuses avenues qu’empruntent les divaguations de ce philosophe du quotidien imaginé par John Lanchester. Déjà salué par la critique pour son premier roman, Le Prix du plaisir, paru en 1997, cet écrivain britannique accumule les réflexions savoureuses sur les travers des jours qui passent comme un quidam récite un chapelet de colère. Mr. Phillips est un monsieur Tout-le-monde, un personnage avec certains défauts et plusieurs bêtes noires. En cela, il nous rappelle, avec un humour grinçant, combien il importe de ne pas prendre la mascarade du monde au sérieux. Cependant, notre ancien comptable, aujourd’hui chômeur, continue de voir le monde en statistiques, en actif et en passif, comme si l’abstraction des calculs donnait un sens au désordre qu’il ne pouvait contempler, enfermé dans son bureau tous les lundis matins. Avec ce deuxième roman, Lanchester fusille la banalité, pousse une armée de squelettes hors du placard, sème le rire à tous les vents et se paie une tranche de dérision à même notre train-train. En cela, on doit sortir cet Anglais furieux d’un injuste anonymat.

 » Le génie de Peter était celui-là : glisser nos corps entre nos vies et les mots, échapper au regard du monde par le regard sur le monde, inverser la faute et le jugement, mesurer les juges à l’aune des crimes jugés, être celui qui hypnotise. « 
L’Observatoire

Monsieur Orme a un drôle d’emploi. Il pratique l’art de l’immobilité dans un parc de la ville, à quelques pas de sa maison, le manoir de l’Observatoire. Ce bâtiment , autrefois prestigieux, a perdu son éclat d’antan et abrite aujourd’hui d’étranges pensionnaires : une femme qui se prend pour un chien, un instituteur déchu qui verse en tout temps toutes les larmes et la sueur de son corps, et ses parents dont l’un vit dans les souvenirs et l’autre, dans l’absence de ceux-ci, coupé du reste du monde. Il fallait un talent tous azimuts pour imaginer cet Observatoire, et le fait qu’Edward Carey soit sculpteur et dessinateur n’est sûrement pas étranger au génie dont fait preuve ce premier roman. L’écrivain laisse à Francis Orme le soin de nous guider à travers son musée des objets volés, au nombre de 996 (tous recensés minutieusement à la fin du livre), dont le dernier en lice constitue l’ultime pièce du puzzle romanesque, enfoui quelque part sous le manoir dans un tunnel qui rétrécit. Le nœud de cet ouvrage se nomme Anna Tap, fume sans arrêt et porte d’énormes lunettes. C’est elle, ainsi que la brise de souvenirs qu’elle provoque, qui donnent à L’Observatoire son caractère émouvant et le sceau d’une grande œuvre. Fils spirituel d’un Mervyn Peake plus concis ou d’un Charles Dickens victime du spleen de notre époque, Edward Carey s’impose comme une voix qu’il faut surveiller, tant elle manie déjà toutes les armes qui font d’une œuvre une attaque en règle contre le roman convenu.

 » Mister Patch […] visait aussi haut que bas. Dans les envolées de son imagination, il gravissait les cimes de la gloire. […] Dans sa seconde vie, l’ordinaire, il besognait diligemment du fil et de l’aiguille…  »
Le Capitaine Patch

Jusqu’à sa mort en 1953, monsieur Theodore Francis Powys s’est employé à l’art noble et magique, parfois ingrat et ignoré, du conte populaire. Non pas que ses textes, aujourd’hui principalement réédités dans l’incontournable collection  » L’Imaginaire » de Gallimard, sombrent dans le fantastique. Ce sont plutôt des portraits réalistes et finement stylisés de personnages drôlement tristes ou tristement drôles, c’est selon. Citons cet homme qui a toujours rêvé de devenir capitaine mais ne peut tolérer la vue de la mer, qui se marie avec une femme s’inventant, elle aussi, une vie (Le Capitaine Patch) ou cet autre personnage qui se réjouit devant l’infamie dont il est victime parce qu’il a toujours vécu pire (Le Puits de Jacob). Powys n’a rien perdu de sa verve et la forme du conte, malgré son austère réputation – trop banal, didactique ou tout simplement ennuyant sont autant de reproches possibles – sied à merveille au propos humoristique de l’auteur. Avec une finesse et un brin de préciosité bien compréhensible vu l’importance conférée au discours religieux, Powys brosse, à travers une vingtaine de contes, une galerie de personnages qui ressemblent à ce Cœur simple de Flaubert, cette humble imbécile dont la seule faute s’incarne en un besoin débordant de vie.

À travers ces trois œuvres singulières, étrangement semblables mais que tout éloigne, on peut découvrir le canevas de la formidable enquête que mènent certains écrivains afin de révéler aux autres ce qui fait le charme des gens ordinaires, singuliers et anonymes. Malgré quelques grincements biens sentis, les discours de Lanchester, Carey et Powys forment une étrange confrérie pleine de bon sens et de non-sens. On n’oublie pas un tel discours, surtout lorsqu’ils se révèlent aussi brillant tant par sa forme que par la justesse des réflexions qu’il suscite. On n’oublie pas non plus de tels personnages, parce que ce sont des gens d’exception, comme vous et moi.

Publicité