Quelles sont les chances pour une jeune femme née dans ce monde d’en déjouer ses règles ou de refuser la place qui lui est assignée? Qu’elles soient issues de milieux défavorisés — comme c’est le cas de la narratrice de L’eau du lac n’est jamais douce — ou appelées à devenir servantes dans un couvent — ce qui attend les jeunes filles de Strega — les femmes doivent se mesurer avec des forces souvent brutales, un ordre contre lequel elles doivent être doublement armées.

Elle a 13 ans, naît dans une famille modeste, appauvrie par un accident de travail du père qui le rend invalide. Dans un univers qui rappelle les romans d’Elena Ferrante, mais au registre plus dur et campé à Rome plutôt qu’à Naples, L’eau du lac n’est jamais douce de l’écrivaine italienne Giulia Caminito est un récit cruel et rugueux d’une enfant exclue qui cherche à faire sa place dans un monde qui ne veut pas d’elle. La narratrice perçoit avec lucidité sa condition sociale, une marginalité vécue à la dure à l’école. Sa mère, véritable pilier du clan, est une « femme-souche » capable de rester une journée entière dans un bureau municipal jusqu’à l’obtention d’un logement. « Elle braille, ne capitule jamais, cloue le bec à tout le monde », dira sa fille, mi-admirative, mi-terrorisée. Antonia la Rousse est de la trempe des insoumises. « Elle entre et la pièce rapetisse », écrit Caminito, dans une langue rêche et précise, comme la rage des démunis élevée contre la violence socioéconomique qui les condamne. Entre les demandes d’allocations chômage, familiales, d’invalidité, la vie est « une prière perpétuelle ». Quand ils emménagent à Anguillara Sabazia, un quartier périphérique de Rome aux abords du lac de Bracciano, tout se met à coûter trop cher.

Dans un style âpre, mais pulsant de vie, d’humour et de poésie, ce roman d’apprentissage décortique avec minutie la psychologie d’une transfuge de classe. Loin des contes de fées, ce récit d’adolescence montre la rudesse d’un parcours qui se fait sans douceur. Subissant les moqueries d’un garçon qui la surnomme Oreilles, la narratrice se vengera en le battant avec la raquette de tennis qu’il lui aura cassée, unique objet que sa mère avait consenti à lui acheter. La scène symbolise la hargne d’une enfant exclue, humiliée, raconte comment « on devient une femme méchante ».

Pleine de formules percutantes, cette chronique sociale dit la colère crue d’une fillette qui fait tout pour ne pas ressembler à sa mère, « la négligée, l’ouvrière, la femme de ménage ». Comme l’eau douce du lac du quartier, qui n’est qu’un mensonge, car intoxiquée et au goût d’essence, l’érudition de la narratrice ne lui ouvre pas la porte magique vers un avenir meilleur. Étudier aura peut-être été un acte d’abnégation, une tentative pour déjouer son sort, mais la « disparité absolue » de sa famille lui colle à la peau. Un livre puissant à l’écriture viscérale.

Changer de scène
Dans Strega, l’écrivaine suédoise Johanne Lykke Holm — qui enseigne l’écriture des femmes à l’École des Sorcières au Danemark — imagine un conte d’horreur campé dans d’étranges paysages italiens. Neuf jeunes femmes sont envoyées à Strega (« sorcière » en italien), un village dans les montagnes où elles sont « placées en rétention », affectées à un travail saisonnier pour gagner leur vie, devenir des membres de la société plutôt que des gouvernantes ou des épouses. Dans ce lieu étrange, aussi désigné comme un cabinet d’horreurs, les matières, les parfums et les couleurs forment un décor à la fois idyllique et cauchemardesque. On y fait de la pâte à raviolis tout en discutant de la place des femmes dans la société avec les nonnes qui fabriquent une liqueur verte toxique et veulent autant le bien que le mal à leurs visiteuses. La narratrice, enfant solitaire aimant d’abord être une fille docile, parce que c’est « comme être tenue par une belle laisse de cuir brillant », apprend à quitter l’uniforme et l’humiliation du corps pour apparaître autrement. Les femmes qui l’accompagnent s’éclipsent elles aussi des rôles qu’on leur assigne, quittent « l’ordre réel » pour un « autre ordre », mais leur mise au monde est inséparable d’une mise à mort qui plane sur Strega.

Leur pèlerinage dans ce couvent mystérieux prend une tournure tragique lorsqu’une des leurs disparaît dans les bois. « Je savais que la vie d’une femme pouvait se transformer à tout moment en scène de crime. Je n’avais pas encore compris que je vivais déjà dans cette scène de crime, que la scène de crime n’était pas le lit mais mon corps, que le crime avait déjà eu lieu. » La déclaration inaugurale de la narratrice se fait présage au drame mais aussi un rappel de la terrifiante réalité des femmes. Une battue est organisée pour retrouver Cassie, puis on découvre des objets, des vêtements à elle, mais les filles savent qu’elle ne reviendra pas, lui offrent une cérémonie, un autel, leur colère.

L’univers à la fois concret et métaphorique de Lykke Holm est un théâtre trompeur où le couvent est aussi un hôtel et une machine à détruire, où des scènes de drames antiques sanglantes et un imaginaire religieux côtoient un dancefloor, un bordel et des filles aux bas résille déchirés. On ne sait jamais exactement où l’on est, qui sont ces femmes, ces nymphes qui surgissent avec, toujours en filigrane, les filles, les mères et les sœurs mortes qui hantent l’esprit de leurs consœurs. L’exercice de déconstruction de la mythologie féminine se fait tantôt grave, tantôt fantaisiste, jamais simpliste. La narratrice cède parfois le récit à un « nous » collectif, le texte se faisant chant choral de femmes solidaires, discours social engagé. Strega joue avec les images et leurs doubles, convoque l’idée de beauté et de « bonne fille » et leur oppose celles des mauvaises filles assumées qui trinquent, dansent, fument et déclarent : « Nous ne pouvons sortir de cette scène de crise que si nous reconstruisons la nôtre. »

Avec panache et originalité, ce conte gothique féministe ensorcelle comme une absinthe faisant lentement son effet. Lykke Holm pose un regard lucide sur la cruauté de notre monde, sans toutefois lui ôter sa poésie et sa beauté. Un livre déroutant aux accents tragiques, un appel aux femmes à déjouer leur sort.

Photo : © Justine Latour

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