De l’eau, de l’air, et de Donald Duck

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Les tendances littéraires sont à l'image des saisons. Solstices et équinoxes, occasions de célébrer la fin d'un temps et l'espoir de renouveau, n'apportent souvent que les mêmes conditions. Et les saisons passent souvent ainsi, tantôt détestées, tantôt vénérées. Or, ce printemps, il apparaît, que la tendance est à l'imaginaire libéré. Le retour à la terre ou l'archéologie des abîmes intimes n'est déjà plus le plus chic des chics. Place, maintenant, à l'aventure, à la romance, au délire spirituel, au fantastique, au burlesque. Place, aussi, à l'eau, à l'air et à la terre et, pourquoi pas, au néant et à Donald Duck.

Il y a en effet une très forte présence des éléments dans Le Livre de Gould (l’eau), La Théorie des nuages et Le Miroir fêlé (l’air), trois passionnantes lectures qui partagent un tel souffle baroque et ludique qu’il eût été tentant d’aller voir ce qu’en dirait Gaston Bachelard, entre deux rêveries. Qui sait si la relecture des dits du sage psychanalyste, souvent raillé par quelques théoriciens susceptibles lui reprochant son simplisme éthéré, m’aurait aidé ? Peut-être pas, car il appartient au lecteur seul de laisser germer les images et les associations en plongeant d’abord dans Le Livre de Gould, opus touffu célébrant l’aventure, les charmes de l’inconnu et… les poissons.

Aquanaute

Rassemblant douze épisodes du récit du peintre forçat William Buelow Gould, le roman « en douze poissons » de Richard Flanagan constitue un délire ichtyologique où, déduit-on, les créatures marines seraient en fait le réceptacle du monde, lui-même inclus dans un livre. Tout le monde suit ? Précisons : nous sommes au XIXe siècle, près de la lointaine terre de Van Diemen (la Tasmanie), sur une île où un commandant atteint de la folie des grandeurs décide de créer une nouvelle Europe au sein d’une colonie pénitentiaire. Le rêve est charmant, mais il s’achèvera toutefois dans le feu et le sang. Rédigé dans une langue truffée de détours, de pirouettes stylistiques aux parfums vieillots et imprimé avec douze encres de couleurs différentes (une pour chaque poisson), cet ouvrage est en soi un ravissement pour les yeux et l’esprit. Bien que fascinant et franchement novateur, Le Livre de Gould demeure toutefois une œuvre qui demande de la patience, beaucoup de patience. Comme lorsque l’on va la pêche : ça ne mord pas toujours, mais la beauté du paysage nous fait tout de même apprécier la lecture, riche en illuminations sur l’étroite relation qui unit les mondes marin et terrestre. Qui veut se mouiller ?

Pelleteurs de nuages

Si les mystères des profondeurs ne vous attirent guère, alors peut-être préférez-vous lever les yeux au ciel et vous perdre dans la contemplation de l’azur, comme les protagonistes de La Théorie des nuages, premier (sublime) roman de Stéphane Audeguy. On y croise un couturier japonais aux origines confuses (son certificat de naissance ayant été détruit à Hiroshima en 1945) qui, un jour, s’est découvert une passion pour le ciel, et plus particulièrement pour les nuages. Il engage une bibliothécaire, mademoiselle Virginie Latour, à qui il raconte l’histoire de scientifiques rêveurs comme Luke Howard, qui ont fait de l’analyse des nuages et de la météo une passion. Diablement bien maîtrisé par un auteur qui, déjà, démontre tout son potentiel de fabuliste érudit, La Théorie des nuages fourmille d’anecdotes sur le rapport étrange qui s’est établi au fil des siècles entre les hommes et le firmament. On est transporté par la délicatesse de la narration, ponctuée çà et là d’envolées philosophiques comme celle-ci, gracieuseté de Goethe : « Le cerveau des hommes a la forme des nuages, et ainsi les nuages sont comme le siège de la pensée du ciel » ; ou alors « le cerveau est ce nuage dans l’homme qui le rattache au ciel ». De quoi se laisser emporter par une vertigineuse épopée aux accents humanistes forts et touchants. Bref, de la haute voltige littéraire.

Quant au narrateur du Miroir fêlé de Svetislav Basara, il n’a peut-être pas le nez dans les nuages, mais il en pellette beaucoup. Lors d’une visite de nul autre que le Saint-Esprit, on lui a annoncé que l’homme ne descendait pas du singe, mais bien du néant ! Cette révélation bouscule entièrement ses valeurs, et modifie en profondeur les conventions régissant sa compréhension du monde qui l’entoure. Ainsi, par exemple, le père du héros n’a pas plus d’importance que Donald Duck, subjectivement parlant. Tout est égal, vide de sens devant la perspective terrifiante que nous venons du rien et que tout, incidemment, est égal devant le grand Rien qu’est la réalité. Le jeune homme, qui séjournera à l’asile, entreprend donc de revivre dans l’immatérialité, et plus précisément dans un roman, une entreprise de sabotage des conventions littéraires. De l’audace et de l’esprit, Basara en a à revendre ; il signe un opuscule inclassable, pétillant, sorte de pamphlet philosophico-spirituel sur l’inutilité de l’être. Et encore, il ne s’agit que d’une seule interprétation. Toutes se valent, après tout, face au néant…

Les livres de Flanagan, d’Audeguy et de Basara n’ont bien entendu pas grand-chose à voir avec la quantité toujours croissante de récits qui débarquent sur les étals des librairies et dont il faudra certainement, pour les apprécier à leur juste valeur, accepter de laisser derrière soi moult considérations réalistes. On repassera pour les recettes et le recyclage de mécaniques romanesques tellement usées qu’on en vient à ne plus broncher devant la supercherie. Car ce sont des opus livrés tout entiers à la gloire de l’acte d’écrire, une gestuelle complexe, rassembleuse, qui demande un investissement total de la part de celui qui tient la plume. Cette qualité est d’ailleurs tout autant requise du lecteur qui, en tournant la première page, accepte d’entrer en un lieu de rencontre privilégié avec des auteurs exceptionnels, fabuleux pelleteurs de nuages ou pêcheurs de trésors.

Bibliographie :
Le Livre de Gould, Richard Flanagan, Flammarion, 360 p., 49,95 $
La Théorie des nuages, Stéphane Audeguy, Gallimard, coll. Blanche, 289 p., 29,95 $
Le Miroir fêlé, Svetislav Basara, Les Allusifs, 110 p., 16,95 $

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