Aussi célèbre que Shakespeare et Cervantès, le Dante, mais aussi connu? Aussi lu qu’eux? Certes pas. Joli paradoxe. Sept cents ans après sa mort, une biographie de ce fameux Florentin confirme à nouveau que l’on ne saura jamais rien de certain sur lui, sa vie, ses amours, ses débrouilles, ses emmerdes, sa trajectoire.

C’est un historien patenté qui le confirme. Rebelote! Alessandro Barbero est un spécialiste d’histoire médiévale, particulièrement d’histoire militaire, il en connaît long sur les guerres du XIIIe et du XIVe siècle, il sait que Dante en fit quelques-unes (à coup sûr, seule avérée, la bataille de Campaldino en 1289, à 24 ans) mais les détails demeurent enfouis dans un passé très passé dans lequel Dante a glissé ses jours sans laisser de traces réelles, captables. Fut-il un héros? Fut-il un déserteur? Un profiteur? Un affairiste? Un homme bien? Qui sait… qui sait? Un poète, ça, assurément…

Sa grande célébrité, due littérairement à La Divine comédie, son chef-d’œuvre, son « poème sacré » (dont on ne sait pas où, quand et comment il l’a écrit), il la doit aussi et surtout à la légende Dante, pareille à celle des fantômes, une légende qui pousse, qui fleurit, qu’on arrose tous les siècles autour de son nom bref et sonore (qui était le diminutif de Durante, fils Alighieri). Une vie inconnue est une vie virtuellement riche, n’est-ce pas?

Ainsi de l’idéale Béatrice, muse accolée à jamais à son nom, « l’âme du poète », « élue au Ciel », celle dont le Dante amoureux chanta la gloire dans son œuvre. On ne sait d’elle finalement que ceci : en 1274, à 9 ans, Dante aperçoit une fillette de 8 ans, la fille d’un ami de son père (« Béatrice portait une petite robe rouge sang », prend sur lui d’écrire Barbero, ce serait Boccace qui aurait décrit la robe de mémoire de racontar, il avait 13 ans à la mort de Dante), une beauté dont il était tombé éperdument amoureux. Amour platonique total que le gamin garde pour lui. Il ne parle pas à la fillette qui ne l’a pas remarqué. Il la croisera neuf ans plus tard, il a 18 ans, elle, à 17, elle est mariée. C’est la totale quand elle le regarde, le salue, puis passe, car — ô merveille — il a entendu sa voix! Dante, dans Vita nuova, un de ses textes pré-Divine comédie, écrivit (en devancier de l’autofiction?) : « Il me sembla voir alors le sommet de la béatitude. » Béatrice et béatitude.

Il l’immortalise, mais elle meurt tôt, à 24 ans, et sans qu’ils ne se soient jamais revus…

À défaut de documents, de correspondance, de journal intime, de registres ou de main courante (la paperasse médiévale s’envolait vite), Barbero se fie à sa grande connaissance de la vie des hommes et des femmes du Moyen Âge, il retrace ici et là mais dans un flou la parentèle de Dante, une famille aisée qui, si l’on comprend bien, était constituée de gens d’argent, prêteurs, financiers, sans doute usuriers, et particulièrement indépendants les uns des autres, Dante menant vite sa vie loin des siens (on sait qu’il eût deux frères et puis une sœur ou deux), préférant les études aux affaires, apprenant des langues, se cultivant par la lecture avant, vers 30 ans, de se découvrir une passion pour la vie politique.

Ses engagements dans le parti des Guelfes (qui reconnaissait la suprématie du pape), alors que celui des Gibelins (reconnaissant celle de l’empereur germanique), leurs rivaux féroces, le mèneront à l’exil lorsque les Gibelins régneront. De cela, on est sûr, Dante est bel et bien banni de Florence en 1302, à 37 ans, et, sans jamais y revenir (on pense qu’il était prêt à signer une demande de pardon mais l’affaire emberlificotée — à l’italienne — ne put jamais se conclure), il mourra à Ravenne le 14 septembre 1321 d’« une malaria foudroyante » (dixit Barbero). Il aurait donc écrit La Divine comédie en exil, en créchant chez divers amis de la noblesse guelfe, en Lunigiane, à Vérone, ailleurs et on ne sait trop, changeant souvent de cantine parmi les meilleures. Barbero affirme : « La seule certitude, c’est qu’il ne séjourna jamais longtemps nulle part », ajoutant : « en tant qu’exilé, il pouvait dire, comme il l’affirma non sans fierté dans De Vulgari eloquentia : “J’ai pour patrie le monde comme les poissons ont la mer”. »

Boccace, qui a écrit sur lui sans l’avoir rencontré, prétendait qu’« il marchait un peu courbé ». Au physique, aucun autre détail à distinguer, sinon qu’il était sans doute plutôt bel homme (au vu des nombreuses femmes qu’il eut; il s’était, dit la légende, marié quand il était encore enfant) mais comment le savoir? Les peintres se sont emparés abondamment des chants de L’Enfer, du Purgatoire et du Paradis pour les illustrer (je pense à Delacroix, à William Blake) mais jamais, lui, il ne posa. Il existe un profil peint de mémoire par son ami Giotto qui, en 1336, quatre ans après sa mort, le montre, serein et détendu, au milieu d’une fresque que l’on peut voir au musée Bargello à Florence.

Il échappa aux peintres comme aux biographes et Barbero écrit : « La décision de consacrer presque toute son énergie mentale à la création d’un formidable “poème sacré” est évidemment l’événement le plus important de la vie de Dante, et le biographe payerait cher pour connaître les circonstances de la naissance de cette idée. »

Je n’ai pas lu La Divine comédie (c’est mon livre jamais lu) mais la lecture de tout ce que l’on ne peut pas savoir sur lui me rapproche de lui, j’ai donc traversé ce Dante d’Alessandro Barbero dans le but d’y arriver un jour, d’y grimper dans cet Enfer, dans ce Purgatoire et ce Paradis, dans cet ordre, ordre d’agencement des lectures, ordre pour la volonté de les faire… On me dit que ce n’est pas donné…

Mais je sais, grâce à Beckett, qu’il y a un personnage que j’ai hâte de croiser, le luthier Belacqua qui, au chant II du Purgatoire, se dévoile aussi paresseux que spirituel… Dans Bande et sarabande, au récit intitulé « Dante et le homard », Belacqua regarde sa tante qui va plonger le crustacé dans l’eau bouillante : « Il lui restait environ trente secondes à vivre. Après tout, songea Belacqua, Dieu nous vienne en aide, vive la mort subite. »

Photo : © Robert Boisselle

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