Charlotte Delbo : La dactylo faite écrivain

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 « Il y a deux manières d’écrire sur Auschwitz, comme un historien et comme un poète. J’ai fait les deux. » Ainsi parlait Charlotte Delbo en 1980 à des étudiants américains inscrits aux Holocaust Studies, prenant le contrepied de la célèbre déclaration d’Adorno qui, en 1949, décrétait qu’« écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Delbo était donc une barbare, franche, fière; revenue des camps, elle n’a cessé, jusqu’à sa mort en 1985, d’agiter ses spectres, de revendiquer une parole qui donne à voir mais que hélas peu écoutèrent. Adorno l’entendit, lui qui, en 1966, reconnaissait qu’« aussi longtemps qu’il existe une conscience de la souffrance parmi les hommes, il doit aussi exister de l’art comme forme objective de cette conscience ».

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Charlotte Delbo est cette femme qui lisait par cœur Le misanthrope à ses camarades alitées, affamées, éperdues, mourantes, aux camps de Birkenau puis d’Auschwitz et de Ravensbrück, ces univers barbelés où elle avait été jetée à 28 ans au sortir du fameux convoi du 24 janvier 1943, parti de la gare de Compiègne, ce convoi rempli de 230 femmes françaises, italiennes, corses, tziganes, communistes, résistantes, dites terroristes par la police française qui collaborait avec l’Allemagne d’Hitler, celles qu’on appela les Nacht und Nebel (Nuit et brouillard) et qui ne seront pas gazées comme les Juifs (hommes, femmes, enfants) mais qui mourront du typhus, d’épuisement, d’usure, de coups et blessures, d’absence totale de soins. De ces 230 femmes, à qui Charlotte Delbo consacrera sa vie à préserver le souvenir, les célébrer dans sa poésie et dans des récits, seules 49 en revinrent.

Au retour, tombée dans les bras de sa mère et de sa sœur à l’hôtel Lutetia, Charlotte Delbo va écrire, en trois semaines, un récit qu’elle va garder par-devers elle durant vingt ans, un jet titré Aucun de nous ne reviendra. Son caractère d’acier, qu’elle avait acquis avant, qu’elle retrouva après, allait lui permettre de tenir tête après avoir vécu l’insoutenable, l’impossible, dans l’odeur de la mort, à l’adresse de l’enfer. En 1965, un petit éditeur (Gonthier) publia Aucun de nous ne reviendra mais le livre passa inaperçu, la société du temps ne voulant rien entendre de ce passé où l’ignominie des Français n’eut d’égal que la férocité allemande. Même lorsque Jérôme Lindon reprit le titre en 1970 aux éditions de Minuit, la réception, pour émue et bouleversée qu’elle fût chez certains critiques (François Bott au Monde soutint les neuf livres de Delbo), ne provoqua que de minimes ventes au point où Lindon cessa vers la fin des années 70 de publier « du Delbo », invoquant « les conditions de la librairie » pour lui faire comprendre (poliment?) que ses trois titres parus (sa trilogie Auschwitz et après) ne se vendaient plus, ne se vendaient pas.

Aucun de nous ne reviendra, aussi important que L’espèce humaine que Robert Antelme écrivit lui aussi de retour des camps (un flop en librairie là aussi, il faudra trois ou quatre décennies pour que ce livre s’inscrive dans l’histoire), est un ouvrage fort différent de celui d’Antelme. Celui-ci nous mettait le nez dans le détail, dans les chiottes, alors que Delbo ne décrit pas, il n’y a pas de chronologie dans son récit, pas une seule journée n’est décrite, aucun pathos ne fleure, elle emploie le ton de la douceur pour parler du pire. Dans ce premier livre sur ce pire, elle ne nomme personne, même les SS sont désignés par un « on ». Le Aucun du titre signifie l’être humain, elle le place au masculin signifiant qu’il n’y a plus de sexe dans cet enfer mais des corps. Aux étudiants américains qui l’ont potassé plus que les étudiants français et francophones, Delbo disait qu’en écrivant, à chaud, elle se sentait « comme droguée », sachant à peine ce qu’elle faisait, surprise de voir comme « c’était facile ». C’est un livre de sentiments, de sensations, de peurs, de nuits et de brouillards…

Née dans un milieu modeste, Charlotte Delbo était avant la guerre une sténodactylo mais que le hasard avait placée sur la route de Louis Jouvet. Dès 1937, elle entra à son service au Théâtre de l’Athénée et au Conservatoire pour noter les improvisations qui servaient de cours au professeur et les inspirations qui servaient de direction au metteur en scène. La guerre venue, la troupe de Jouvet, sous les auspices du gouvernement de Vichy, fila en Amérique du Sud pour une vaste tournée où « le patron », comme tous appelaient Jouvet, clamait représenter ni la France de Pétain ni celle du général de Gaulle mais la France de Molière! Delbo, embarquée à Lisbonne, réticente, cédant à  Jouvet, décida en 1942 de revenir en France où son mari avait rejoint la Résistance. Elle voulait être avec lui. Elle entra en clandestinité mais, dénoncée par un membre de la troupe de Jouvet, elle fut arrêtée, et son mari aussi qu’on fusilla, alors qu’elle allait être jetée dans ce convoi du 24 janvier 43 vers Auschwitz où la mort l’attendait mais où elle tint tête à la mort.

En 1965, chez Minuit, elle publie une enquête qu’elle a menée avec quelques camarades déportées et revenues, c’est un autre ouvrage majeur et peu répandu, titré simplement Le convoi du 24 janvier. Là, tout est précisé, le nom de chacune des 230 femmes, leur fiche, date de naissance, circonstances de leur mort, les 170 mortes des deux premiers mois, les cadavres entassés nus dans la cour, leurs haillons servant encore, resservant, celles tuées à coups de pelle au travail dans les champs ou égorgées par des chiens, le surnombre dans les blocks, l’odeur des chairs qui brûlent dans la nuit, au petit matin encore, les diarrhées, l’absence d’eau.

L’un des plus beaux livres de Delbo, cinquante pages écrites à Lausanne, publié en 1977 par un vendeur de livres anciens, Maurice Bridel, un ami de Charlotte qui en avait plusieurs, s’appelle Spectres, mes compagnons. Delbo fit elle-même son service de presse en France, Bridel n’ayant pas de distributeur. On eut de la peine à écouler les 750 exemplaires imprimés. Emmanuelle Riva a lu ce texte à Avignon l’été 2013. Delbo, avec en exergue une réplique de l’Intermezzode Giraudoux (Tout ce que l’on sait des spectres, c’est qu’ils sont terriblement fidèles), y convoque ses camarades décédées mais aussi les personnages du théâtre de Jouvet (Molière surtout mais aussi ceux des romans aimés, Stendhal, Proust) qui l’aidèrent à survivre à Birkenau, Ravensbrück, Auschwitz, où elle en fit ses interlocuteurs dans un monde où la parole s’abîmait comme tout le reste…

 

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