Un talent précoce, une santé fragile, une vie brève : ainsi pourrait-on résumer le parcours de Carson McCullers, cette fille du Sud profond des États-Unis qui devint célèbre à 23 ans avec son premier roman, qui attrapa à 30 ans une maladie des os qui ne la lâchera plus et qu’une attaque cérébrale faucha à 50 ans.

Son talent était évident et donna à l’Amérique quatre chefs-d’œuvre, Le cœur est un chasseur solitaire, Reflets dans un œil d’or, Frankie Addams et La ballade du café triste; sa santé lui fut une source constante d’ennuis, de crises, de maux inguérissables — et la raison de son ralentissement littéraire; sa vie, pour courte qu’elle ait été, ne fut pas moins tumultueuse, trempée dans l’alcool, brouillée par les intermittences du cœur. Carson Smith, aux allures de garçonne (dans ses manières, ses fringues, son franc-parler) s’est mariée deux fois et a divorcé deux fois avec le même garçon, Reeves McCullers, qui n’était pas son genre mais qu’elle aimait à sa manière, c’est-à-dire mal, préférant sublimer ses amitiés avec des femmes, dites ses « amitiés imaginaires », à une époque (née en 1917, morte en 1967) où l’homosexualité était une tenue à garder de préférence au placard.

Comme Patricia Highsmith sa contemporaine, Carson McCullers n’a jamais créé de personnages homosexuels dans son œuvre (Highsmith l’a fait une fois sous pseudonyme — Carol, signé Claire Morgan) et n’a jamais fait son coming out officiel. Mais dans les nombreuses biographies parues après sa mort, comme celle de Josyane Savigneau en 1995 (Un cœur de jeune fille, Stock), la question de sa sexualité rampe sous les allusions, ceux et celles qui ont fouillé son parcours, sa vie, sa correspondance, ont tout au plus relevé « un penchant pour les femmes » chez celle qui, toute jeune, tomba en amour avec sa professeure de piano, avec Isadora Duncan et Garbo, et qui tint (conservée aux archives d’une université texane) une correspondance avec une photographe suisse, Annemarie Clarac-Schwarzenbach, rencontrée à New York au début des années 1940, une lesbienne épanouie qui repartit vivre en Europe laissant Carson à ses émois…

On s’en foutrait bien de tout ça, de ces vies amoureuses plus ou moins cachées, de ces « penchant pour » de la part d’écrivains remarquables comme Carson McCullers l’était; son œuvre courte mais importante qui met en scène, comme le fera Ducharme (il débute quand elle meurt), des enfants au bord de la crise de nerfs, des fillettes qui s’épouvantent devant la vie à venir (lisez Frankie Addams, c’est sidérant), des drames existentiels, des sentiments confus et des frayeurs traduits dans des textes forts. On n’a pas vraiment à savoir ce qui se passait dans les chambres à coucher de ceux qui comme Proust, comme Poe, comme Kerouac, comme Ducharme ont eu pour vocation d’écrire pour l’humanité.

Cela dit, vous êtes un grand écrivain? Vous aurez donc, une fois mort, plein de limiers littéraires à vos trousses, soulevant vos draps, ouvrant vos tiroirs. Carson McCullers vient d’en attraper une de taille, une chasseresse de surcroît lesbienne qui, sans le cacher, a voulu, animée d’une solidarité de clan, consciente de ne peut-être pas y arriver, faire de Carson McCullers une queer, une tribade, une goudou, une gouine, en tout cas une disciple de la Dixième Muse chère à Platon… Son nom : Jenn Shapland. Son livre : Carson McCullers et moi. Son intention : se profiler en tant que lesbienne à travers la biographie de Carson McCullers, sa sœur saphique mais cachée. Oser le double portrait, le miroir quoi! Ce qui l’intéressait : « Comment les lesbiennes s’en sont-elles sorties? »

J’avais des raisons de rechigner devant une telle approche, l’accaparement d’un écrivain disparu avec ses secrets pour s’en servir au service d’une cause sienne, mais la manière franche et vive avec laquelle Jenn Shapland a mené son affaire (une chasse, avoue-t-elle : « J’étais une détective. Une chasseresse. Je remontais la piste des lesbiennes » — « Qu’ai-je fait tout ce temps si ce n’est chercher des preuves? ») m’a rivé à sa folle mission. Question de ton, sans doute, car la chasseresse, au demeurant, malgré la hardiesse inhabituelle de l’approche, ou grâce à elle, joue sur un registre sympa, déluré, fieffé.

Elle annonce d’abord qu’elle n’avait jamais lu les romans de McCullers lorsque, au hasard de recherches dans les archives de l’université d’Austin, au Texas, elle est tombée sur la correspondance que celle-ci avait entretenue avec une Suissesse ouvertement lesbienne, connue à New York durant l’été 1940, repartie aussitôt en Europe, et dont elle apprendra la mort en 1943 après avoir vécu un amour évident et secret, un amour lesbien comme elle, Jenn Shapland, en vivait un au grand jour, vivant en couple avec sa blonde à Santa Fe.

Dès lors, elle va tout fouiller, lire l’œuvre, aller à Columbus vivre dans la maison des Smith où Carson a grandi et qui est devenu un musée, s’inscrire à Yaddo, cette résidence d’écrivains de l’État de New York où elle a passé plusieurs étés et écrit plusieurs romans. « J’ai manié tous les éléments — les vêtements, les lettres, les transcriptions, les histoires — avec mille précautions, en tâchant de ne rien déranger. Il n’empêche, certains lecteurs pourront avoir l’impression que je bafoue les versions rassurantes de l’histoire; que j’envahis un récit qui ne m’appartient pas. Mais les éléments, je les ai abordés comme on pénètre sur une scène de crime. » De crime? Shapland a le sens de l’humour.

Dans les biographies bon genre qu’on a consacrées à Carson McCullers, il est généralement sous-entendu que la romancière de Frankie Addams n’aurait pas éprouvé de désirs sexuels durant sa vie de percluse, exception faite d’obsessions romantiques et d’« amitiés imaginaires » avec certaines figures féminines triomphantes. Chez Shapland, qui n’est pas une biographe mais une essayiste, doublée d’une queer qui n’a pas froid aux yeux et qui s’est passionnée pour une vie malheureuse (maladie, échecs maritaux, alcool) comme celle de McCullers, on a le résultat joyeux, sain, net, d’une habile partisane avouée de la cause homosexuelle.

« Dois-je, écrit-elle et se demande-t-elle, me ranger au nombre des “zélatrices” de l’homosexualité qui cherchent à s’annexer l’histoire de Carson pour leur cause? Cela n’est pas à exclure. »

En tout état de cause, c’est bel et bien d’une amitié imaginaire qu’il s’agit ici, entre Jenn Shapland et sa Carson McCullers, sa sorcière bien-aimée, sa garçonne adorée…

Photo : © Robert Boisselle

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