Attendez que je me rappelle…

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À travers ratures et relectures, retours et détours, bon nombre d'écrivains contemporains s'évertuent à travailler le thème de la mémoire, comme le sculpteur la glaise, à la recherche de l'œuvre d'art. Étrangement, des auteurs fort différents, soient Pablo de Santis, Martin Suter, W.G. Sebald et Rachel Seiffert traitent de cette problématique sous deux angles distincts mais complémentaires : d'abord en explorant l'angoisse de l'amnésique devant le vide, puis celle ressentie par ces gens qui fouillent dans le passé, comme s'ils ouvraient des plaies encore vives.

« C’est la mémoire qui fait l’homme », ont un jour écrit Jean-Yves et Marc Tadié (1). Certes, bien qu’elle puisse oublier, selon un processus d’autodestruction aussi bénéfique que pervers, cette faculté essentielle remplit un rôle primordial : celui de combler un vide futur par l’édification d’un sens à même la source du passé. Mais qu’arrive-t-il lorsque le creuset des réminiscences, par accident ou par une intervention extérieure, se résume à un vide désespérant ? Le futur alors s’ouvre comme un gouffre sous nos pieds. Sans les repères du passé, point de salut. À l’opposé, comment peut-on vivre avec un trop-plein de questions, de honte et de culpabilité devant un passé marqué par les drames et le meurtre ? Se souvenir ou ne pas se souvenir, là est la question.

Fort populaire en littérature policière (songez seulement au sulfureux Sabbat dans Central Park de William Hjortsberg), le thème de l’amnésie s’avère idéal pour explorer les fondements de la mémoire, ses zones d’ombres, son architecture. Le Théâtre de la mémoire, de l’écrivain espagnol Pablo de Santis, présente l’enquête de Nigro, un médecin qui s’éprend, subitement et sans raison aucune, de la femme d’un patient amnésique admis dans son hôpital. Ancien élève de Fabrizio, le défunt directeur d’un mystérieux institut voué à l’étude de la mémoire, Nigro devra, en quelque sorte, retourner sur les bancs d’école afin de découvrir pourquoi on en veut à la vie de son patient, cet « homme entre parenthèses », et surtout, pourquoi son ancien collègue de l’institut a été empoisonné. Aussi exigeant que passionnant, truffé de réflexions éclatantes sur les mécanismes de l’oubli — une réécriture plus qu’un effacement, si l’on se fie aux inquiétantes théories de Fabrizio —, et sur les limites de l’esprit humain, Le Théâtre de la mémoire s’inscrit dans la droite lignée des plus grands textes d’Adolfo Bioy Casares et de Jorge Luis Borges. Que dis-je, l’élève dépasse ses maîtres ! Il s’agit en fait du plus flamboyant roman sur la mémoire qu’il m’ait été donné de croiser. J’irai donc me procurer La Traduction, le premier des livres de Santis parus en français.

J’accorderai seulement quelques lignes, faute de mieux, à Un ami parfait de Martin Suter, qui poursuit, à travers le récit de la reconquête des souvenirs du journaliste Fabio Rossi, la réflexion de l’écrivain autrichien sur l’identité et la mémoire, après les splendides Small World et La Face cachée de la lune. Fait à noter, Suter se moque complètement du parcours habituel de l’amnésique et plonge son protagoniste dérouté dans une série d’intrigues noueuses qui le laissent, en fin de compte, de plus en plus perplexe sur les fondements de sa personnalité. Bref, plus il en apprend sur lui-même, et moins il se reconnaît.

L’amer devoir de mémoire

Tout aussi injustement, il faudra survoler rapidement les multiples avenues empruntées par le narrateur d’Austerlitz, le dernier roman (mais est-ce vraiment un roman ?) du regretté W.G. Sebald, pour ne retenir qu’un seul adjectif permettant de décrire cette entreprise : déconcertant. L’écrivain d’origine allemande, qui s’est depuis toujours interrogé sur la question des racines de l’homme, explore et questionne, à travers les conversations entre le narrateur et Jacques Austerlitz, les bases de l’Europe, son architecture, les crimes qu’elle a connus. Sebald pose ainsi les bases d’une œuvre sans pareille — comme toutes ses œuvres, quoi ! —, qui ne peut cependant pas être recommandée à tous en raison de son érudition parfois pompeuse. Néamoins, pour peu que l’on s’en donne la peine, cette lecture changera à tout jamais notre conception de l’exploration du passé. Lumineux.

Beaucoup plus facile d’accès mais plus audacieux dans sa démarche, La Chambre noire de Rachel Seiffert se propose de ramener à la vie, grâce au récit émouvant de trois Allemands ayant vécu de près ou de loin les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, le spectre de l’Holocauste. Il y a d’abord l’histoire d’Helmut, un photographe affecté par un handicap léger qui l’empêche de s’engager dans l’armée du IIIe Reich et qui, à travers son objectif, voit son Berlin natal se vider de ses habitants alors que la défaite de sa patrie semble inévitable. Le second récit, situé juste après la chute d’Hitler, s’attarde au pénible retour à Hambourg qu’entreprennent la petite Lore et ses frères et sœurs, abandonnés par une mère emprisonnée par les Américains en raison de ses allégeances nazies. Sur leur chemin les attendent la mort et les révélations des crimes de leurs parents. Enfin, la troisième et dernière partie, contemporaine cette fois, retrace la découverte par Micha du véritable visage de son grand-père, qui aurait participé à des meurtres en série sur le front de l’Est.

Dans un double mouvement paradoxal, c’est à partir des images de mort et de destruction révélées dans La Chambre noire de Seiffert, n’apporte pas la lumière sur une possible réponse, mais génère plutôt une autre série de questions. Qu’en est-il de la souffrance des bourreaux ? De celle des familles allemandes condamnées à vivre avec, quelque part dans leur arbre généalogique, un fruit pourri, un meurtrier ? Et les générations futures, comme celle de Micha : doivent-elles avoir honte des gestes de leurs ancêtres ? D’autres écrivains comme Günter Grass, Bernhard Schlink et Heinrich Böll ont eux aussi, et ce bien avant Seiffert, exploré la question de l’héritage nazi, et tous ont apporté des pistes de réflexions intéressantes. Comme celle de ses illustres prédécesseurs, l’œuvre de cette écrivaine âgée d’à peine trente ans ne prétend pas exorciser, en quelque trois cent cinquante pages, les démons de l’Holocauste. Bien humblement, à coup de phrases courtes et incisives, non dénuées d’une noire poésie, ce roman brillant poursuit l’édification d’un monument à la mémoire des victimes comme des bourreaux. Une stèle d’amertume et de sanglots pour tout le genre humain, meurtriers compris, qui rappelle à notre mémoire collective défaillante que les erreurs d’hier répétées aujourd’hui forment, malgré tout, les amers regrets de demain. Et si nous avions su… La mémoire fait l’homme, et l’homme, comme la mémoire, est avant tout faible.

(1) Dans Le Sens de la mémoire, Jean-Yves et Marc Tadié, Gallimard. Ceux et celles que cette extraordinaire problématique intéresse devraient aussi consulter Les Formes de l’oubli, de Marc Augé (Rivages Poche)

Bibliographie :
Le Théâtre de la mémoire, Pablo de Santis, Métailié/Bibliothèque hispano-américaine
Un ami parfait, Martin Suter, Christian Bourgois
Austerlitz, W.G. Sebald, Actes Sud
La Chambre noire, Rachel Seiffert, Robert Laffont/Pavillons

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