Arthur Cravan: Poète et boxeur

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Marcel Duchamp ça va, tout le monde ou presque le connaît, ne serait-ce que pour son urinoir, son porte-bouteilles, sa Joconde avec un bouc et des moustaches, et son célèbre Nu descendant un escalier. Les rats de cinémathèques l’ont tous vu jouer aux échecs avec Picabia sur le toit du Théâtre des Champs-Élysées dans Entr’acte de René Clair. L’élégant hurluberlu des ready-mades est quasiment aussi célèbre que Picasso. Mais il est un autre hurluberlu, plus hurluberlu encore, que la mémoire collective a moins choyé, qu’elle a largué, si l’on peut dire, puisque cet hurluberlu-là est disparu en mer en 1918, au large de Salina Cruz dans le golfe du Mexique. Il avait 31 ans. Il ne s’appelait pas vraiment Arthur Cravan, mais il s’appelait Arthur Cravan quand même….

Les deux zigotos, Duchamp et Cravan, étaient nés la même année, en 1887, l’un Français, l’autre Anglais. Ils se connurent à Paris puis à New York, s’amusèrent et se méfièrent l’un de l’autre, et se distancièrent, car, comme Céline et Léautaud qui s’ignoraient publiquement, on comprend qu’entre monstres ou grands farfelus, entre génies ou réels francs-tireurs, on garde de la distance, on ne se marche pas sur les nougats. Mais tout les rapprochait, cependant, ces artistes de l’antitout qui ruaient dans les brancards des autres, les Anciens comme les Modernes, ces «anartistes» selon le néologisme qu’inventa Duchamp, l’ancêtre du pop art, le pépé de Warhol.

Duchamp était champion aux échecs? Cravan boxait! Il était poète et boxeur, Cravan, et il fut champion de France de boxe amateur en 1910. Ces sportifs, et de l’échiquier et du ring, tous les deux très grands, tous les deux très beaux, tout les deux très chauds lapins (à New York, lors de l’Armory Show de 1913, ils courraient après la même fille, Mina Loy, qui arrêta son choix sur Cravan, autre motif de méfiance…), avaient quelque chose de l’aristocratie de la controverse et de la noblesse de l’humour. Mais il importe tout de même de dire que Duchamp, dans le champ de l’art, a une importance majeure (désacralisation et remise en question de l’art) que Cravan, dans la caravane de la littérature, aussi original fût-il, aussi brutal et drôle, n’a pas. Disparu tôt, peut-être aurait-il produit une œuvre dépassant, surpassant ses errances de jeunesse, ses coups de pied au cul de tous ses contemporains (sauf son ami Van Dongen!) Mais qui sait!

Un an avant de mourir, le vieux Duchamp accorda des entretiens au critique d’art Pierre Cabanne. Ces Entretiens de 1967 (maintenant épuisés), je les ai lus et relus. L’inventeur fascinant se raconte et s’explique, sur l’art et sur son abandon de l’art. C’est à lire absolument pour bien remonter à la source de l’art moderne, de cet esprit nouveau qui fit le XXe siècle, l’âme du XXe siècle débutant que représentaient ces Duchamp, Cravan, Picabia et ceux que Breton enrégimentera plus tard, une fois son Manifeste du surréalisme lancé, régiment dont ne firent jamais partie nos deux lascars même pas rivaux, mais royaux…

Cabanne demanda à Duchamp ce qu’il pensait d’Arthur Cravan: «C’était un drôle de type. Je ne l’aimais pas beaucoup, lui non plus d’ailleurs. Vous savez, c’était lui qui, à l’un des Salons des Indépendants, en 1914, avait engueulé tout le monde dans des termes étonnants, en particulier Sonia Delaunay et Marie Laurencin, il a eu des ennuis pour ça…» Voilà ce que l’octogénaire Marcel Duchamp daignait dire de celui qui lui chipa la belle Mina Loy un demi-siècle plus tôt. Par contre, à propos du boxeur, pas de retenue: «C’était un boxeur fantastique, très grand.»

Ce que Cravan, dans la revue Maintenant qu’il avait créée, qu’il tenait seul et distribuait à la brouette, avait écrit sur Marie Laurencin, la blonde d’Apollinaire, choquerait sans doute encore aujourd’hui à peu près tout le monde, sauf les grands amateurs de crudités: «En voilà une qui aurait besoin qu’on lui relève les jupes et qu’on lui mette une grosse… quelque part.» Il ajoutait: «Pour lui apprendre que l’art n’est pas une petite pose devant le miroir.» Puis il en profitait pour définir sa pensée: «La peinture c’est marcher, courir, boire, manger, dormir et faire ses besoins.» Cravan n’épargnait pas plus Apollinaire, et il dut faire preuve de prestesse pour éviter le duel avec l’armoire à glace qu’était le poète d’Alcools… Cravan tirait sur tout ce qui bougeait, ce qui eut l’heur de plaire à Breton qui reconnaissait chez lui «le climat du pur génie», mais l’on peut penser que Cravan, comme les autres, s’il n’était pas disparu dans le golfe du Mexique, aurait connu l’excommunication papiste, lui qui avait écrit, dans ses derniers textes poétiques (Notes, vingt pages écrites en 1917), que «les plus grands monuments font le plus de poussière».

C’est un jeune homme, Bertrand Lacarelle, qui nous ramène Cravan en 2010. Il a 32 ans, il vit à Paris, il a déjà publié un ouvrage sur le poète Jacques Vaché (autre hurluberlu dadaïste avant la lettre, mort en 1919 d’une overdose d’opium). Son texte est vif de compréhension, habile dans le survol, brillant dans l’approche de ce Fabian Avenarius Lloyd, alias Arthur Cravan (Cravan pour le nom du village – Cravans – d’une de ses petites amoureuses). Les amateurs du surréalisme, de l’humour noir, de l’ «umour» comme l’écrivaient et Cravan et Vaché, vont se régaler. Le chapitre sur la visite que Cravan aurait faite à Gide en 1913 (mais on ne sait pas si elle a eu lieu!) est pissant; il le traite de cabotin et lui sert «des mœurs d’Androgide»…, et puis il se dit absolument pas admirateur du monsieur, mais nécessiteux, car il est allé chez Gide puisque l’auteur des Nourritures terrestres est riche et qu’il a besoin de sous pour ses steaks de pugiliste…

Il faut dire qu’Arthur Cravan (les requins mexicains ont déchiqueté son âme) était le neveu d’Oscar Wilde par sa mère qui était la sœur de Constance Lloyd, la cocue madame Wilde, qu’il n’était pas chauve, mais soutenait avoir «les cheveux les plus courts au monde», et que son œuvre complète (mais l’édition en est épuisée) pourrait se lire en une heure… Il faudra rééditer Cravan! Avant le centenaire de sa dernière baignade…

Bibliographie :
Arthur Cravan, précipité, Bertrand Lacarelle, Grasset, 268 p. | 29,95$

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