Un homme éperdument amoureux à l’aube d’une crise économique majeure. Un psychanalyste proche de la retraite qui ne l’a jamais été. Alors que l’horizon de la fin approche, leur univers se condense, les nœuds se resserrent, et au cœur, cet appel vital : l’amour.

« Amoureux à Reykjavik? », s’étonne Trausti, activiste et diplômé de l’Université du doute, convaincu que l’amour n’est qu’une « sorte de folie unissant deux individus confus ». Cet ami révolutionnaire affairé à sculpter une statue à l’effigie du directeur de la Banque centrale d’Islande offre un contrepoint sceptique et drolatique au héros de La dernière déclaration d’amour, engagé dès la première rencontre avec l’élue de son cœur vers une fatale noyade. Étudiant faisant l’école buissonnière, notre héros paraît arrêté dans sa course par la puissance de cet amour premier le catapultant dans une autre dimension.

Bien que les éléments politiques et climatiques conspuent contre ce sentiment qui refuse à l’ordre du monde ses limites et ses contraintes, ou peut-être à cause d’eux, l’amour devient ici le dernier bastion d’une fragile humanité. Le rêveur amoureux s’adresse au cosmos, jouit de la connexion établie entre les amants « hors de tout réseau, là où les mots n’existent plus, là où ne subsiste que le regard » et découvre que « tous les bons amants sont des artistes ». « Kristín et moi le démontrions chaque nuit pendant que le monde, à l’extérieur, s’abîmait dans les ténèbres qui caractérisent les lieux où Kristín n’est pas. »

Revisitant avec humour et originalité les grands thèmes de la fatalité de l’amour, de sa fugace trajectoire et de son écho dans la nature, l’écrivain islandais Dagur Hjartarson convoque moult clichés pour mieux se les approprier et s’en moquer. « Quelque chose de volé sur la force merveilleuse qui disperse les étoiles », écrit-il au sujet de ce thème éternel. La prouesse de l’auteur, d’abord poète, consiste à manier avec autant d’habileté un lyrisme inspiré à des dialogues absurdes et un humour décapant. Notre héros prétend, par exemple, que Jésus fumait la clope et qu’il n’avait pu succomber à l’envie d’un dernier paquet, ce qui expliquerait sa résurrection. Réalisme et surréalisme se côtoient de manière fort judicieuse.

Entre le traité de physique amoureuse et la chronique sociopolitique d’un monde menacé par la catastrophe écologique, ce curieux objet littéraire construit par fragments ose un rare et salutaire souffle de beauté et d’innocence dans un monde parasité par la désillusion. L’amoureux de ce conte poétique vit l’enchantement dans un monde désenchanté, élève un temple à celle qu’il aime envers et contre tout, progressant un lent et inéluctable décalage avec la réalité, perdant petit à petit contact avec ses semblables, puis son nom, sa conscience (il y a trois évanouissements dans le livre, parce que « l’amour coupe parfois les jambes à l’homme »), pour finir par perdre aussi l’objet de son culte, l’amante chérie. Jusqu’à la chute finale, cette immémoriale histoire d’amour nous rappelle que rien au monde n’égale cette inclination qui renverse ciel et terre. Dans le paysage majestueux et ténébreux de l’Islande se dessine un amour crépusculaire, comme un dernier tracé d’espoir dans un univers menacé de disparition. Grandiose, ironique et poignant.

Le psy face au miroir
C’est l’histoire d’un psychanalyste qui, à l’aube de sa retraite, réalise qu’il ne sait pas parler à une autre personne en dehors des quatre murs de son cabinet. D’abord réjoui de se libérer enfin du poids des patients qui défilent dans son bureau depuis des décennies pour lui confier leurs malheurs, il calcule, soulagé, qu’il ne lui reste plus que 800 entretiens avant son départ à la retraite. C’est donc d’un mauvais œil qu’il reçoit, bien malgré lui, une nouvelle patiente. Il craint de ne pouvoir la soigner convenablement, mais cette Agathe Zimmermann qui a perdu l’envie de vivre lui offre un miroir et sera peut-être celle qui saura le soigner. Avec, en sus, sa secrétaire qui lui demande d’aider son mari malade terrorisé par la mort, le thérapeute désabusé sera forcé de sortir de sa zone de confort.

Traduit dans une vingtaine de langues, Agathe est le premier roman de la Danoise Anne Cathrine Bomann, elle-même psychologue et douze fois championne danoise de tennis de table! Le roman déconcerte par son irrévérence, osant mettre en scène un psychologue qui avoue son criant manque d’intérêt pour la souffrance de ses patients et gribouillant un dessin de la perte de cheveux de sa patiente plutôt que d’écouter son récit. « […] Que pouvait-on au fond espérer de la thérapie, quand je n’avais que quelques heures par semaine pour reconstruire ce que les patients avaient une vie entière pour détruire? »

L’auteure dévoile-t-elle les vraies pensées des psys? Allez savoir, mais toujours est-il que ce thérapeute qui s’exprime sans filtre sur sa totale incapacité à aider un être endeuillé ou sa propre peur face à la mort surprend et pose la question : ne sommes-nous pas, au final, tous des cordonniers mal chaussés? Nos vies professionnelles sont-elles des caches pour enfouir nos blessures et nos failles, des armures en dessous desquelles se terrent nos honteuses contradictions?

« Imaginons un instant que la vie hors les murs se révèle aussi futile qu’à l’intérieur […]. Combien de fois n’avais-je pas écouté les complaintes de mes patients et été heureux que leur vie ne soit pas la mienne? » Quand, au moment de revenir dans le monde, le thérapeute comprend en fait que ses seules certitudes sont la solitude et l’angoisse, son édifice s’écroule. Et par un effet de balancier, c’est à ce moment précis que l’analyste blasé et très peu porté sur l’empathie devient humain et découvre, au crépuscule de sa vie professionnelle, l’importance du lien d’attachement.

J’aimerais souligner au passage l’excellent travail de défrichage des éditions La Peuplade qui traduisent de plus en plus d’auteurs nordiques (Islande, Danemark, Finlande, Groenland), rendant ainsi accessible une littérature trop méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique.

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