Qui a dit que l’amour n’était pas politique? Deux romancières nous font la démonstration contraire avec des œuvres engagées où l’amour devient catalyseur de conscience et de combat.

Annoncé comme le roman d’amour d’une écrivaine française pour Istanbul et un Stambouliote, Le sillon se fait peu à peu contaminer par la vie et la présence de ses habitants, devenant l’écho des voix des Turcs d’hier et d’aujourd’hui, écrivains et personnages célèbres, oubliés ou anonymes, aujourd’hui prisonniers d’une situation politique intenable. Surgissant par leurs mots et cités pour notre plus grand bonheur, peuples turc et arménien s’incarnent pour former sur la page la mémoire précieuse d’une communauté d’individus en quête d’une nation, d’une maison, d’une paix.

Récompensé du prix Renaudot 2018, ce roman de Valérie Manteau se fait déambulation intérieure dans les rues de la ville agitée durant l’année 2016, période durant laquelle l’ancienne journaliste à Charlie Hebdo y a vécu. Jouant avec les frontières de la réalité et de la fiction, l’écrivaine observe depuis son point de vue d’étrangère ce pays touché par la censure, la violence et l’instabilité politique. Partageant ses doutes sur le processus d’écriture du livre, à la recherche d’un angle intéressant, Manteau s’attarde à sa relation amoureuse avec un Turc, qui tire de l’aile, pour finalement porter son attention sur un journaliste turco-arménien assassiné en 2007 à Istanbul devant le siège de son journal (Agos, qui signifie « sillon »). Partant sur les traces de Hrant Dink, l’écrivaine cherche à faire la lumière sur ce meurtre nationaliste, ses retombées et l’immense vague de solidarité que sa mort déclencha en Turquie et qui fait dire à l’écrivaine Asli Erdogan, incarnée dans le roman : « Alors pourquoi nous sentions-nous si seuls depuis tant d’années? […] J’aurais tellement voulu que ce qui nous rassemble ne soit pas un assassin. »

Alors qu’elle découvre la boîte de Pandore ouverte par l’Arménien qui a osé parler, la romancière ouvre elle-même une boîte à sujets délicats comme ceux du génocide arménien, de la censure et du terrorisme. Martyre renvoyant au souvenir des journalistes sacrifiés de Charlie Hebdo, dont elle avait tiré un livre en 2016 (Calme et tranquille), mais aussi prétexte pour aborder moult sujets brûlants d’actualité, Dink devient le pivot du livre, un symbole de paix qui suit l’écrivaine dans son pèlerinage qui n’a rien d’austère ni de didactique. Avec beaucoup d’humour et sans jamais se prendre trop au sérieux, Manteau pénètre de l’intérieur la culture turque à travers le quotidien d’une petite bande d’amis (journalistes, cinéastes, psychologues, écrivains) engagés pour la démocratisation du pays et défendant tant bien que mal leurs droits dans une société qui les bafoue allègrement. Elle accompagne Asli Erdogan à son procès, témoin de la gangrène du système de justice turque mais aussi de la persévérance des accusés pour conserver leur dignité dans ce qui ressemble à un vrai cauchemar kafkaïen.

Précieuse source d’information pour le lecteur occidental qui renouvelle son regard sur le mouvement protestataire du parc Taksim Gezi en 2013, le génocide arménien, l’intégrisme, l’insécurité politique, le roman devient tentative de réconciliation entre le Moyen-Orient et l’Europe, le roman demeure d’abord et avant tout errance poétique et concrète, œuvre littéraire de haute voltige où le détail intime renvoie à une réalité plus grande. L’auteure raconte comment son amoureux combat sa déprime à coup de MDMA, un cas parmi d’autres de dépression nationale des hommes turcs en perte de libido depuis l’échec du mouvement de Taksim Gezi. Comment être jeune et garder espoir dans un monde si proche de sa fin?

Entre le coup d’État raté, les assassinats, les purges massives et les menaces constantes d’emprisonnement, Manteau confronte points de vue et opinions tout en nuances et en questionnements ouverts, offrant un livre prisme reflétant les mille visages d’une identité mouvante, croisée, menacée, traquant l’amour dans un monde de violence.

L’amour global
Dans un registre plus délirant, l’écrivaine française Emmanuelle Bayamack-Tam mêle aussi amour, MDMA et critique sociale pour dire les contours flous de l’identité contemporaine. Elle imagine une utopie hédoniste, Liberty House, commune libertaire d’inadaptés sociaux vivant en autarcie, zone blanche débranchée de toute connexion Internet où est élevée Farah, une jeune fille en processus de virilisation involontaire. Arcadie — contrée rustique et symbole de l’âge d’or dans l’Antiquité — aborde avec humour et une folle énergie sexuelle toutes les questions de notre époque : l’identité au-delà du genre, la guerre des idéologies, la crise des migrants, les limites de la liberté sexuelle.

Foisonnante et subversive, cette fable philosophique fourre-tout remet d’abord en question la féminité avec ce personnage à l’identité trouble, fille laide, sans vagin, sans utérus et sans règles, mais qui se sent femme. De quoi est faite la féminité sans ces attributs? Et que gagne-t-on en perdant son identité de genre? En quête de réponse, Farah, 15 ans, quitte sa communauté, bientôt lancée à l’extérieur des frontières de ce paradis coupé du monde, connectée au grand réseau mondial de gazouillis et autres.

Dans une langue vivante, jouissive, truffée d’expressions argotiques et de citations littéraires, Arcadie est une ode à la différence et à l’amour global, un chant inspiré et charnel remettant en question toute normalité. Explorant la notion floue et mobile des frontières (intimes comme collectives), ce livre génial génère autant de fous rires que de prises de conscience aiguës sur les contradictions de notre monde actuel : discours sur la tolérance qui excluent, végétariens qui protègent l’animal avant l’humain, défenseurs de l’amour libre qui posent des limites à leur générosité quand cela contraint leur propre liberté. Osant prendre de front un nombre impressionnant de sujets brûlants d’actualité en les décortiquant dans des dialogues hilarants, Bayamack-Tam réussit un tour de force avec ce livre carnavalesque sur la fin du monde, déclinaison infinie des signes de sa déliquescence en commençant par le jardin d’Éden.

Publicité