Alice en trois temps

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Il semblerait bien que les aventures d'Alice n'aient pas de fin. De la science-fiction à l'essai littéraire en passant par de nombreuses adaptations cinématographiques, l'héroïne de Lewis Carroll sert tous les propos, des plus sérieux aux plus burlesques. Alice serait-t-elle prise dans un labyrinthe de miroirs?

Alice atomique

Le physicien Robert Gilmore se sert de l’allégorie des voyages d’Alice pour exposer aux néophytes que nous sommes pour la plupart des mécanismes fascinants de la physique quantique ! Réduite à l’état d’atome, Alice découvre à travers une série de rencontres farfelues les concepts de « relations d’incertitude », d’antimatière et d’effet tunnel. Si vous vous sentez quelquefois aussi perdus qu’Alice, rassurez-vous car Gilmore a eu la bonne idée d’inclure dans son ouvrage une série de notes simples et complètes. Alice au pays des quanta s’avère enfin un brillant exercice de vulgarisation tout en humour.

Alice orpheline

Dans son premier roman, Bernard Claveau s’est intéressé non pas aux pérégrinations burlesques d’Alice mais bien au mystère qui entoure la création de l’œuvre de Lewis Carroll. Ainsi, inspiré des rumeurs voulant que Carroll ne soit pas l’auteur d’Alice et que, de plus, ce dernier ait entretenu de drôles d’envies pour les jeunes filles, Young Alice propose une enquête au parfum de scandale. Quand la fiction mêle les cartes de la réalité.

La rumeur qui prétend que Lewis Carroll n’est pas l’auteur de Alice au pays des merveilles a-t-elle été à l’origine de l’écriture de votre roman?

Je voulais tout bonnement raconter une histoire qui réussirait, d’un bout à l’autre, à maintenir le lecteur en haleine. Carroll n’est qu’un prétexte ; le livre se tient en lui-même et les lecteurs n’ont pas besoin d’avoir lu Alice pour entrer dans mon histoire. Bien entendu, j’ai parcouru certaines études faites par des spécialistes sur la paternité littéraire de l’œuvre. Ces lectures m’ont permis de réaliser que le mystère qui entoure plusieurs aspects de sa vie se prêtait à une énigme. Certains faits historiques démontrent clairement que l’écrivain est un paradoxe en lui-même car sa nature profonde – ses intérêts, sa spiritualité, ses mœurs -, étaient à l’opposé même du conte. Ce qui laisse supposer l’existence d’un autre auteur que pas un spécialiste n’a pu identifier. Toutefois, notons que son journal personnel a longtemps été tenu secret, et que même lors de sa remise à un chercheur, certaines parties étaient absentes. Le manuscrit, quant à lui, a disparu. Le doute reste complet. Et donc, pour le simple plaisir du lecteur, j’ai laissé croire que Carroll n’était pas l’auteur.

Votre roman comporte plusieurs clins d’œil à l’austérité des milieux littéraires : jalousie, manuscrit brûlé, secrets bien gardés…

Oui, les gens agissent souvent de cette manière. C’est d’autant plus vrai avec Carroll puisque ses proches ne voulaient surtout pas que son attirance pour les jeunes filles transparaisse au grand jour. Bien que ses héritiers aient toujours affirmé que cette affection était toute platonique, les études ont démontré que l’auteur ressentait un désir sexuel exclusif envers les toutes jeunes filles.

Votre écriture se veut très cinématographique. Vous êtes à l’aise dans ce style ?

C’est ma façon naturelle d’écrire. Je veux que le narrateur s’efface et que les personnages prennent l’avant-plan de la scène. De sorte que le lecteur est un témoin direct des gestes et des paroles des protagonistes. Mes dialogues sont, dans leur enchaînement, très cinématographiques et théâtraux. Les échanges entre personnages se déroulent en temps réel ; sans doute parce que je suis beaucoup plus influencé par le cinéma que par la littérature.

La structure de votre roman se pose dans une veine très  » british  » de la littérature policière…

Effectivement, ma façon de raconter est très anglo-saxonne. Un critique disait récemment que, depuis 30 ans, le roman policier français ne raconte plus d’histoire. Les auteurs narrent une auto-fiction, des études de caractères, et font fi, par exemple, de descriptions d’événements dont l’action prend toute la place. Ils innovent dans le genre tandis qu’aux États-Unis et en Angleterre, les écrivains sont plus traditionnels.

Vous auriez presque pu écrire un Sherlock Holmes…

Juste. À l’origine, mon texte appartient à la naissance d’un genre policier : Poe, Conan Doyle. C’est une écriture réfléchie qui ménage ses effets, qui laisse planer une aura de mystère autour de son intrigue. Dans bien des cas aujourd’hui, l’écrivain couche ses émotions sur papier au lieu de raconter une histoire en bonne et due forme.

Aliss dévergondée

Patrick Sénécal a fait de la surprise un art. Après Sur le seuil – une terrifiante plongée au cœur du noir pouvoir d’un auteur à succès -, Sénécal fait d’Alice au pays des Merveilles sa prochaine victime. Alice, baptisée ici Aliss au pays des perversions. Si le roman de Carroll vous ennuie, attendez de lire la vision qu’en a Sénécal… si vous le pouvez.

Avez-vous eu peur de choquer avec votre version d’Alice au pays des merveilles?

Non. Je suis conscient que ce livre est choquant et les critiques négatives me font plutôt rigoler. Toutefois, je ne voudrais pas que le public croit que mon histoire est vide de sens, qu’elle ne soit qu’un trip de masturbation. Au contraire, je souhaite que les lecteurs soient bouleversés. Mon intention était de faire un texte  » secouant  » car je craint plus l’indifférence que le fait de choquer les mœurs.

Entre le style de Sur le seuil et ce nouveau roman, existe-t-il des points communs?

Oui, la dimension fantastique et une fascination pour l’anormalité, la folie et l’horreur. L’écriture d’Aliss est plus excessive que celle de Sur le seuil qui se démarque par sa sobriété. Je suis moi-même quelqu’un de très excessif. Aliss était un projet que je caressais depuis environ sept ans et c’est le livre qui m’a procuré le plus de plaisir : je me suis défoulé.

Comment aviez-vous prévu construire votre histoire à partir du texte original?

Du point de vue narratif, la structure est identique. Tous les événements et les personnages trouvent leurs correspondants dans l’original : l’océan dans lequel Alice frôle la noyade devient une mer de sperme ; la partie croquet, quant à elle, se transforme en partouze. N’oublions pas que l’œuvre originale, destinée aux enfants, est excessive dans son côté absurde. J’ai tenté de conserver l’humour, le côté fou de l’histoire mais j’ai défoncé les barrières de l’enfance.

Alice au pays des merveilles est une œuvre très respectée. Étiez-vous curieux de voir la réaction des gens?

Je voulais déstabiliser les gens car la version originale l’est également mais, pour atteindre, il me fallait pousser très loin. Le texte de Carroll est angoissant mais cette émotion est tempérée par l’absurde, des jeux de mots et des personnages colorés. L’entourage d’Alice la laisse se démener dans un univers uniquement cauchemardesque pour elle. Pour les autres acteurs, c’est la normalité : voilà où se trouve l’horreur. J’ai aussi réutilisé les jeux de mots très récurrents dans l’œuvre originale. Je me suis beaucoup amusé mais je n’ai jamais prétendu écrire un conte pour enfants! (rires)

Vous donnez un ton assez enfantin à chacun des débuts de chapitres tout en conservant ce côté osé. C’est paradoxal, non?

Mon texte est fait de contrastes. Il est subversif et perverti. Un conte doit normalement rassurer et offrir un univers merveilleux et des personnages antipathiques peuvent parfois provoquer de la sympathie. Les gens qui vivent en marge de la société, les « underground » provoquent bien malgré eux fascination et répulsion. C’est notre côté sombre qui ne demandent qu’a voir le jour mais, de là à le vivre réellement, la morale prend le dessus. Alyss, c’est l’incomprise, la bourgeoise, et les autres personnages, les « outsiders ». Réciproques, deux visions difformes de la réalité.

Bibliographie :
Alice au pays des quanta, Robert Gilmore, Le pommier
Young Alice, Bernard Claveau, Flammarion Québec
Aliss, Patrick Sénécal, Alire

Autres visions d’Alice :

Alice, Jean-Jacques Lecercle, Autrement (Collection Figures mythiques)
Alice au pays des clones, Claude Sureau, Stock
Alice automate, Jeff Noon, Flammarion
Dans la forêt du miroir, Alberto Manguel, Actes Sud

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