Aharon Appelfeld: Entre amnésie et mémoire…

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Dans Le Temps des prodiges, le nom du narrateur (on l'apprend dans la seconde partie du roman rédigée, celle-là, au «il») est Bruno A. On pense à Joseph K: A pour Appelfeld comme K pour Kafka. Mais ces écrivains-là, pourtant, ne parlent jamais d'eux-mêmes, ni tripes ni nombril à disséquer sur la page, ce ne sont pas des rapporteurs, messagers ou esclaves de la mémoire, mais des artistes; ils créent, inventent, mettent en ordre. La différence entre eux, c'est qu'Appelfeld a connu in situ (à 8 ans, on l'envoya dans un camp nazi, à 10, il s'en sauva par les forêts, à 14, il arriva en Palestine) la tragédie historique (la Shoah, insupportable scène primitive pour qui en ressort) avant de s'engager dans une œuvre créatrice autonome, quand le Praguois, «prisonnier du cercle magique de sa famille» comme l'a écrit Max Brod, n'a connu ni procès, ni métamorphose, ni colonie pénitentiaire.

De l’absurdité du monde humain, l’un créa en l’appréhendant, l’autre pour s’en libérer. Kafka émerge d’un monde intérieur secret en tentant de prendre pied dans le réel, Appelfeld s’exclut d’un réel irracontable en basculant dans la fiction.

«Moi, je n’ai jamais raconté les choses comme elles se sont passées. Tous mes livres sont bien, en effet, des chapitres de mon vécu le plus intime; pour autant, ils ne sont pas l’histoire de ma vie», expliquait l’écrivain aujourd’hui israélien, auteur d’Histoire d’une vie (Médicis étranger 2004), au romancier américain Philip Roth dans un entretien paru en 1988 dans le New York Times Book Review (repris par Roth dans Parlons travail). C’est avec une grande justesse de vue que Roth fait d’Appelfeld, né en 1932, l’héritier de Kafka, mort en 1924. Il a saisi dans les romans de son contemporain (Roth est né en 1933) tout le drame de l’écriture pour qui est passé par les camps de la mort et a fait face aux exigences (matérielles, intellectuelles) de la survie. La survie!

L’écriture comme survivance
Chez Appelfeld, la survie pouvait d’abord être l’oubli, l’amnésie, échapper à soi-même, aux souvenirs de cendres et de brouillards, et il confiait à Roth, à l’âge de 55 ans, qu’au début, quand, après avoir fait des études en agriculture, il a choisi d’écrire de la «littérature», un sentiment secret lui disait qu’il n’avait pas le droit de se fuir ainsi, qu’il perdrait son âme à nier son enfance dans l’Holocauste. Mais il ajoutait: «Il m’a fallu attendre l’âge de 30 ans pour m’accorder la liberté de traiter ces expériences en artiste.» En artiste, donc libre. Préférant la parabole au témoignage. Un anti-Primo Levi. Ainsi, depuis lors, Appelfeld a toujours refusé l’étiquette d’«écrivain de la Shoah». Ce qui ne l’a pas empêché de devenir un grand anatomiste des états d’âme juifs, et là, tel un peintre impressionniste avec ses teintes et demi-teintes, il excelle. Ses romans sont des perles d’ingénuité et de grâce, comme ce Badenheim 1939 aux allures rythmées d’une mazurka (la ronde des jours entre potins et pâtisseries, siestes et salons) alors qu’il met en scène une bourgeoisie juive qui va aux eaux dans une villégiature autrichienne sans savoir que, cette fois-là, c’est le dernier été avant la mise en application de la solution finale (une solution qu’elle ne peut imaginer, cette bourgeoisie gâtée, et qu’Appelfeld n’évoque pas, laissant son dramatis personae à la gare, ahuri devant des wagons à bestiaux).

Quand il évoque au plus près de la réalité son propre trajet dans la guerre d’Hitler, mettant en scène (au «je») un enfant envoyé dans un camp et qui va s’en échapper par les forêts, seul dans les forêts ukrainiennes, pour quatre ans plus tard arriver en Palestine, Appelfeld titre le roman Histoire d’une vie, se détachant du témoignage, des choses comme elles se sont passées, au profit de l’imagination, de l’ingénuité, de la liberté. Nul mieux que Roth a défini l’incroyable tour littéraire «appelfeldien», à la manière d’un strip-tease de ses identités. Lisons-le: «Il n’a pas pris pour sujet l’Holocauste, ni même les persécutions dont les Juifs ont été victimes. Je ne classerai d’ailleurs pas ce qu’il écrit dans la littérature juive, ni même la littérature israélienne. Et s’il est citoyen d’un État juif largement constitué d’immigrants, ce n’est pas davantage une littérature de l’exil. Enfin, tout en étant souvent situés en Europe et traversés d’échos de Kafka, ses romans écrits en hébreu n’appartiennent pas à la littérature européenne».

En fait, comme Roth le fait, on peut lire en creux l’identité littéraire d’Appelfeld dans ce qu’il n’est pas. «Auteur dé-paysé d’une littérature dé-paysée», conclut Roth. C’est ce dépaysement, une désorientation, de l’errance, et de la discrétion, qui fait qu’Appelfeld est Appelfeld. Ainsi s’approche-t-il finement de la désorientation qu’éprouvèrent ses coreligionnaires (la famille d’Appelfeld était juive assimilée, prospère, un brin antisémite, ce qu’il traduit-transpose avec le personnage de l’écrivain admirateur de Kafka dans Le Temps des prodiges) devant la montée et l’apogée apocalyptique du nazisme. Voilà un écrivain majeur qui échappe à toutes les catégories et cases…

À toutes les langues aussi, ayant eu l’allemand comme langue maternelle (tel Kafka), malgré que ses grands-parents ne parlaient que le yiddish. En Bucovine, à Czernovitz, sa terre natale (alors rattachée à la Roumanie qui imposait sa langue), on y parlait surtout le ruthène. Après la guerre, il a appris l’ukrainien pour survivre, et le russe lorsqu’il était coursier pour l’Armée rouge. Puis il traversa l’Europe en glanant des dialectes. «Quand j’ai fini par atterrir en Palestine, racontait-il à Roth, ma tête bourdonnait de langues, mais à la vérité, je n’en avais pas une à moi. J’ai appris l’hébreu à la sueur de mon front. C’est une langue difficile, sévère, ascétique; elle a pour fondement l’antique proverbe de la Misha:
« Le silence est le rempart de la sagesse »».

Langues, et silence, et sagesse, alors que l’essentiel de l’œuvre d’Appelfeld est justement cette «voix» qu’il a, lorsqu’il écrit, cette voix surgie d’une conscience blessée et qui résonne dans le champ universel, une voix venue (et libérée) des camps et des forêts, une voix qui évolue adroitement, librement, en demeurant à mi-chemin entre amnésie et mémoire…

Bibliographie :
Le Temps des prodiges, Points, 240 p., 11,95$
Badenheim 1939, De l’Olivier, 168 p., 29,95$
Histoire d’une vie, Points, 214 p., 12,95$
Parlons travail, Philip Roth, Folio, 240 p., 13,95$

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