Comment penser à des sujets polémiques et en parler? Rachida Azdouz donne le bon exemple dans Panser le passé, penser l’avenir : Racisme et antiracismes.

Tout le monde en conviendra, je pense : nous vivons un moment de grande polarisation de très nombreux débats. Plusieurs facteurs l’expliquent. Parmi eux, le caractère hautement polémique de bien des sujets : l’effet des médias sociaux; la diversité culturelle et religieuse des sociétés contemporaines; et de nombreux autres, parmi lesquels le fait qu’on n’apprend guère à discuter, à débattre, à échanger avec des gens qui ne pensent pas comme nous.

L’antidote à ce poison hautement dangereux pour une démocratie est bien sûr d’apprendre, de se renseigner. Mais aussi de cultiver certaines attitudes et dispositions qui permettent ces échanges dont la vie démocratique ne peut se passer. On doit remercier Rachida Azdouz de donner l’exemple de ce qu’il faut faire avec l’instructif et beau livre qu’elle consacre justement à un sujet hautement polémique : le racisme et les antiracismes.

Voyons comment elle s’y prend.

Entrée en matière
Azdouz commence par un aveu de modestie bienvenu. Le sujet, elle le sait, est vaste, complexe et on en a déjà beaucoup parlé. C’est donc humblement qu’elle a accepté la demande de son éditeur de faire ce livre. « Je ne prétends ni à l’exhaustivité, ni à l’objectivité, ni à la vérité, ni même à la nécessité de faire entendre ma voix », dit-elle. Elle dit aussi écrire d’abord pour elle, pour voir plus clair dans tout cela, pour mettre des mots « sur mes propres paradoxes, mes doutes, mon impatience » et dans le but de comprendre « les inquiétudes que prend le débat identitaire depuis quelques années ». Tout cela fait le plus grand bien à lire au moment où trop de gens semblent absolument certains de connaître la vérité et sont persuadés d’être, et eux seuls et leurs semblables, du côté de la vertu.

Azdouz propose ensuite, quoi de mieux pour entrer dans le sujet, quelques anecdotes montrant des cas de racisme et de discrimination. On y voit notamment que « même les progressistes et les minoritaires peuvent être coupables de ces “disqualifications de l’autre” ».

Le vocabulaire qu’il faut connaître
Mais de quoi s’agit-il exactement? Azdouz se livre ensuite à un remarquable et informé travail de clarification conceptuelle sur tous ces mots du sensible vocabulaire qui balise le domaine du racisme et de la discrimination : racisme et race; xénophobie; discrimination (indirecte ou systémique); discours haineux; sans oublier le concept de racisme systémique. Son travail est particulièrement bienvenu et s’efforce de comprendre les désaccords que ces concepts (et tout particulièrement le dernier) suscitent, mais sans caricaturer les positions en présence. Elle vous donnera généreusement ici de quoi penser sérieusement et par vous-même à tout cela.

Azdouz conclut sagement ce chapitre en rappelant que « faire silence sur la démesure, les raccourcis et le recours abusif aux ruses de la dialectique éristique dans nos propres rangs, c’est confondre la solidarité avec la complaisance, voire avec l’indifférence ».

L’auteure se penche ensuite sur un sujet brûlant d’actualité : le relatif silence de ceux et celles parmi les progressistes que David Goudreault appelle les « progressistes orphelins » et leur silence devant « les excès de certains activistes aussi intolérants que l’intolérance qu’ils dénoncent ». Elle en discute en rappelant certains événements récents — l’affaire SLĀV et la loi 21, entre autres exemples. Elle rappelle aussi ces vexations et injustices, petites ou plus grandes, subies en silence par des membres des minorités « dont les noms ou les faciès éveillent des préjugés et des stéréotypes ».

Le chapitre suivant revient sur d’autres concepts dont la plupart des gens n’avaient pas entendu parler il y a peu : privilège blanc, appropriation culturelle, censure (elle revient alors sur l’affaire du mot en n à l’Université d’Ottawa), safe spaces (espaces sécuritaires), microagressions, fragilité blanche, intersectionnalité, antiracisme — politique ou moral. Cette fois encore, ces pages sont claires, informées et vous permettent de penser de manière autonome à des questions complexes.

L’auteure, comme il se doit, ne cache ni ses propres positions, ni ses incertitudes, ni ses malaises. Prenez par exemple tous ces programmes d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI) qui pullulent désormais : « Quand on voit toutes ces personnalités et ces compagnies qui prennent position publiquement en faveur de l’EDI parce que c’est bon pour leur image de marque, on est loin de l’engagement sincère et désintéressé prônant un humanisme universel et pluriel. » À méditer…

Azdouz aborde ensuite ce qu’elle appelle les stratégies identitaires, ces chemins et moyens que peuvent emprunter des personnes ayant vécu une importante transition pour tenter de se reconstruire, de « concilier leurs identités multiples » et de « retrouver un sentiment d’unité et de cohérence identitaire ». La question a une dimension individuelle, mais aussi sociale et politique. Azdouz ne cache rien de la complexité de tout cela, qu’elle traite notamment au moyen d’une grille d’analyse de Carmel Camilleri qui propose une intéressante typologie des stratégies identitaires.

Son livre se termine sur une réflexion plus large au sujet de tout ce qui précède et de cette polarisation extrême que nous traversons. Elle fait preuve, cette fois encore, d’une nuance bienvenue; on espère qu’elle sera largement entendue et que son exemple sera suivi. « Vivre ensemble, cela s’apprend », écrit-elle, et elle ajoute : « Cela commence par la libération de la parole, de toutes les paroles : reconnaître qu’aucun sujet, aucun mot n’est une chasse gardée, aucune frange n’a le monopole du récit. »

***

Je pense que c’est une sorte de devoir citoyen de lire cet excellent ouvrage. Vous y apprendrez beaucoup de choses. Il est très probable que vous ne serez pas en accord avec tout ce que vous y lirez. C’est tant mieux. Tant mieux pour vous, pour chacun de nous, et pour la santé de la conversation démocratique.

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