Pour repriser le tissu social

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La société moderne a renversé bien des tabous anciens — sexuels, religieux, moraux… Tout y est passé, tout a été banalisé. Ou presque. Les auteurs Jon Eslter et Benoît Bayle soulèvent des pans de voile qui sont encore tenus pudiquement baissés, recouvrant des parties du corps social moins harmonieuses, moins saines, voire blessées.

Professeur au Collège de France, ancien élève de Raymond Aron, Jon Elster s’intéresse aux fondements des comportements sociaux et politiques. Dans Le désintéressement, premier volet d’un Traité critique de l’homme économique dont le deuxième tome portera sur l’irrationalité (à paraître cet automne), le chercheur se pose les questions suivantes: «Le désintéressement est-il possible? Est-il connaissable? En tant que phénomène empirique, est-il important? A-t-il des conditions psychologiques, sociales ou institutionnelles qu’il soit possible d’identifier?»

C’est un fait que le désintéressement profite souvent à celui qui le pratique. Un arbitre de hockey, par exemple, grimpera d’autant plus vite et plus haut dans la hiérarchie qu’il se montrera impartial et désintéressé, refusant de se laisser acheter. Son désintéressement servira donc paradoxalement son intérêt. Doit-on en conclure que toute action en apparence altruiste, que tout don de soi cache une motivation égoïste plus fondamentale? C’est la conclusion sur laquelle repose toute la science économique, qui domine notre époque en imposant une vision de l’homme comme animal rationnel et égoïste. Jon Elster entend faire la critique de cette anthropologie pessimiste qui mine nos sociétés.

Impossible don de soi Dans les trois premiers chapitres, Elster propose une étude détaillée de la notion de désintéressement. Survolant ce qu’en ont dit les moralistes français comme La Rochefoucauld, mais aussi Nietzsche, Hume, Proust ou Bourdieu, le chercheur montre à quel point les modernes doutent de la possibilité même d’une action réellement désintéressée. Elster se lance ensuite dans une série d’études de cas, histoire d’affiner sa théorie en la confrontant au réel. Les exemples qu’il passe en revue sont fascinants, ne serait-ce que parce qu’ils illustrent les ingénieuses astuces grâce auxquelles les chercheurs reproduisent «en laboratoire» les conditions d’un acte intéressé ou non. Si vous doutiez que les sciences sociales puissent être expérimentales, détrompez-vous!

Au terme de cette étude nuancée et méticuleuse à l’extrême, Jon Elster espère confondre les détracteurs du désintéressement. Les sociétés modernes, note-t-il, condamnent d’emblée tout acte désintéressé sous prétexte qu’il y a toujours une certaine gloire à en tirer, ou un avantage social, ou un simple sentiment de contentement. «C’est parce que nous ne pouvons pas ne pas avoir d’arrière-pensées que le soupçon de soi est inévitable», souligne Elster. Or, ce soupçon généralisé ne fournit pas les conditions permettant d’entretenir et d’encourager l’action désintéressée, l’altruisme et la collaboration qui contribueraient à la reconstruction d’un tissu social que d’aucuns jugent criblé d’accrocs.

Difficile don de vie
S’il se situe dans un tout autre registre, l’essai À la poursuite de l’enfant parfait du psychiatre et philosophe Benoît Bayle se penche aussi sur des accrocs fondamentaux de la société moderne. Le penseur français se questionne sur les effets psychologiques et sociaux de la «procréatique», qu’il définit comme «la science de l’intervention sur le processus procréateur humain». Il ne faut pas y voir simplement les techniques biomédicales de pointe comme la fécondation in vitro, mais aussi toutes les pratiques quotidiennes de contraception. C’est dire que la procréatique fait partie de notre vie et teinte au jour le jour notre rapport à la procréation, et plus largement à la vie.

Diagnostic prénatal, interruption de grossesse, stérilisation, contraception, traitement d’inferti – lité, culture de cellules souches… Benoît Bayle passe d’abord en revue les divers aspects de la procréatique contemporaine. Il identifie ensuite les principaux dogmes qui, dans notre société, favorisent la floraison de cette science: idéal d’un bien-être total et absolu, épanouissement sexuel essentiel au bonheur, importance pour l’enfant d’avoir été désiré, conception de ce qu’est une vie «digne d’être vécue», et surtout, distinction entre le statut du bébé et celui du foetus (qui n’est pas reconnu comme être humain à part entière) qu’on ne remet pas en question. Au fil de cet essai fouillé, Bayle soupèse les multiples et délicates questions soulevées par la procréation assistée. Il y a bien sûr le problème de l’eugénisme, de la sélection et de la manipulation génétique des embryons avant leur implantation dans l’utérus. Mais il y a aussi une question cruciale, quoique très rarement posée: celle des divers impacts psychologiques de la procréatique.

Les parents, d’une part, acceptent de lourds sacrifices et développent des attentes immenses face à cet enfant qu’ils désirent tant, ce qui ne manque pas de teinter la relation qu’ils développent avec lui, et ce, avant même qu’il naisse. De leur côté, les enfants conçus grâce aux techniques procréatiques se voient forcés de définir leur identité en fonction de paramètres nouveaux. Ils ne sont pas issus de l’équation classique «maman + papa», mais d’une équation plus complexe du type «maman + papa + équipe médicale» ou «maman + gamète d’un donneur + équipe médicale», pour ne citer que des exemples assez simples. «Il s’agit d’une véritable mutation dans la structure subjective de l’être humain conçu, nous prévient Bayle. L’identité conceptionnelle ne se construit plus selon les mêmes règles, elle ne possède plus la même structure de mise en relation.»

Quel rôle joue donc le «tiers procréateur», médecin ou équipe médicale, dans la structure psychologique de l’être humain conçu grâce aux techniques procréatiques? Quelle nouvelle représentation du parent émerge de ces procédés? Et comment la sexualité s’en trouve-t-elle redéfinie? L’essai de Benoît Bayle cherche à provoquer un vaste débat social sur ces questions qui, pour l’instant, ne se posent que dans le secret des cabinets de psychologues.

Bibliographie :
Le désintéressement, John elster, Seuil, 376 p. | 45,95$
À la poursuite de l’enfant parfait, Benoît Bayle, Robert laffont, 324 p. | 32,95$

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