Pour ceux qui nient la réalité

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Je ne cesse d'être fasciné par l'aveuglement de nos principaux gourous, des éditorialistes des quotidiens de masse et des commentateurs obligés que des journalistes incultes se doivent d'interviewer. Quo usque tandem abutere patientia mea ? C'est peu près tout ce qui me reste de latin et en gros ça veut dire : « Durant combien de temps encore vous allez me faire chier ? » Je l'aime bien, cette phrase de Cicéron qui, bien sûr, était moins vulgaire que moi.

Il existe au Canada et au Québec un courant dominant dans les médias de personnes en apparence sérieuses, surtout dans l’horrible section économique de La Presse, dans sa page éditoriale et aussi dans celle du Soleil, un courant qui s’évertue à nier la réalité. Politiquement, ce courant a oublié le Vietnam, les bombardements illégaux du Cambodge, l’invasion de la République dominicaine, celle de la Grenade, celle de Panama, le refus d’admettre qu’un génocide se déroulait au Rwanda, ce qui a permis sa poursuite, l’appui indéfectible aux pires extrémistes d’Israël. Quand un commentateur comme moi rappelle ces faits historiques et quelques autres, il est péremptoirement emballé dans la catégorie méprisante de l’antiaméricanisme primaire par les Mario Roy de ce monde.

Sur le plan économique, qui n’est qu’un outil de la politique, ces gens, qu’on qualifierait de négationnistes s’ils parlaient de l’Holocauste, traitent d’ignorants et de manipulateurs ceux qui tentent d’expliquer les dangers de la mondialisation telle qu’elle est menée, qui ne cessent d’insister sur les victimes de la spéculation et du Marché Veau d’Or et qui, somme toute, pensent que la nourriture n’est pas une marchandise comme les autres, pas plus que les médicaments ou l’eau. Ils traitent aussi d’incultes économiques tous ceux qui refusent les diktats politiques et non pas économiques du FMI, de la Banque mondiale et de l’OMC. Ils traitent même d’imbéciles profonds ceux qui soutiennent que ces organisations internationales dominées par les États-Unis ont été à l’origine des pires crises économiques des récentes années et d’un appauvrissement croissant dans le monde.

Je les attends donc au tournant, ces petits mecs dont la culture politique se limite à Jean François Revel et Guy Sorman, pour leur demander comment ils vont faire pour rejeter du revers de leur main légère La Grande Désillusion de Joseph Siglitz. Que dit Stiglitz essentiellement ? « Aujourd’hui, la mondialisation, ça ne marche pas. (…) Le problème n’est pas la mondialisation. C’est la façon dont elle est gérée. En particulier par…le FMI, la Banque mondiale et l’OMC… Elles l’ont fait trop souvent en fonction des pays industriels avancés – et d’intérêts privés en leur sein – et non de ceux du monde en développement. »

Quand un membre d’une ONG tient de tels propos, les médias d’ici n’en font mention que pour en dénoncer le simplisme et l’ignorance de la véritable réalité économique ; quand un commentateur comme votre serviteur s’avance sur le même terrain, on le traite de polémiste anticapitaliste primaire. Mais que vont dire ces gens de Stiglitz pour justifier leur propre aveuglement ? Ils ne peuvent prétendre qu’il ne connaît rien à l’économie. Après tout, M. Stiglitz est Prix Nobel d’économie. Ils ne pourront dire non plus que c’est un crypto-gauchiste qui avoue finalement ses tares secrètes. M. Stiglitz ne cache pas dans son livre qu’il croit aux vertus du libre marché, de la concurrence et du libre-échange. L’auteur n’est pas un dogmatique de gauche. Il ne préconise pas un système étatique, une planification globale, il dit tout simplement que le marché n’est pas parfait et qu’il faut corriger ses imperfections. Les chantres du néolibéralisme ne pourront dire non plus que Stiglitz est un professeur désincarné qui ne sait pas comment la mondialisation se fait dans la réalité. Pour leur plus grand malheur, le Prix Nobel a certes enseigné, mais il fut aussi membre du Conseil économique du président Bill Clinton et surtout, ce qui donne encore plus de poids à son analyse, économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale.

Le bilan qu’il dresse de l’action du FMI, de la Banque mondiale (organisations contrôlées par le ministère des finances des États-Unis) ainsi que de l’OMC est à divers titres plus accablants, parce que plus détaillé et mieux documenté, que celui que dressent les preux chevaliers qui manifestent contre la mondialisation. Stiglitz évoque rapidement les accords sur la propriété intellectuelle de l’Organisation mondiale du commerce qui régissent entre autres les brevets pharmaceutiques. Il constate que malgré les exceptions que permettent les accords, les pays industrialisés, les États-Unis en tête, ont tout fait pour que les pays pauvres ne puissent substituer des médicaments génériques, souvent dix fois moins dispendieux, aux médicaments brevetés. Dans ce cas nous faisons face à une question en apparence absurde : la vie ou les profits ? Si la réponse vous paraît simple, dans la réalité du tout-commercial qui est celle de la mondialisation, elle l’est beaucoup moins. C’est ce qu’explique avec maîtrise Paul Benkimoun, médecin et journaliste au Monde, dans son livre Morts sans ordonnance, qui décrit la lutte des pays pauvres contre les grands de la pharmacie pour s’assurer que les médicaments ne sont pas accessibles que dans les pays riches.

Un autre domaine qui souffre de cette « mondialisation qui ne marche pas pour les pauvres du monde » est celui de l’agriculture. Le Commerce de la faim de John Madeley tente d’expliquer un curieux paradoxe : alors que nous produisons de plus en plus de nourriture, de quoi procurer deux kilos d’aliments pour chaque habitant de la terre, chaque jour, près de un milliard de personnes souffrent de malnutrition. Comme dans le cas des médicaments, ce paradoxe s’explique par le fait que les pays riches considèrent les produits agricoles non pas comme des produits essentiels à la survie, mais comme de simples effets commerciaux, au même titre qu’une auto ou un baladeur. Un livre un peu scolaire, mais une démonstration magistrale de la cruauté du néolibéralisme.

Sombre anniversaire

Enfin, dans la cuvée du premier anniversaire des attentats du 11 septembre, un livre qu’il ne faut absolument pas lire : La Rage et l’Orgueil, de la « journaliste » Oriana Fallaci, un livre d’une imbécillité rare qui nourrit les pires préjugés contre l’Islam. Je n’en veux pour preuve qu’une seule citation : « Je n’ai aucune intention d’être punie à cause de mon athéisme par les fils d’Allah. C’est-à-dire par des monsieurs qui au lieu de contribuer au progrès de l’humanité passent leur temps avec le derrière en l’air, à prier cinq fois par jour. » Malheureusement, cet hommage à la haine et à l’intolérance s’est vendu à des centaines de milliers d’exemplaires en Europe. Dire que Fallaci ose se comparer à Garibaldi !

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La Grande désillusion, Joseph Stiglitz, Fayard
Morts sans ordonnance, Paul Benkimoun, Hachette
Le Commerce de la faim, John Madeley, Écosociété
La Rage et l’Orgueil, Oriana Fallaci, Plon

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