Populisme et drones au menu

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Dans un livre d’une fort belle écriture, Philippe Bernier Arcand examine ce qu’il appelle la lente et douce dérive populiste « des politiciens, des intellectuels et des médias », en un mot, donc, « de nos élites », le populisme étant un « antiélitisme ». Mais il n’est pas que cela pour l’auteur : il est aussi un « culte du peuple », une manière supposée vraie – quoique démagogique, au fond – de s’adresser au peuple, en disant parler au nom de la majorité silencieuse tout en dénonçant les élites et en créant une rhétorique identitaire « qui exprime la crainte et le rejet des étrangers qui menaceraient le peuple ».

L’essai La dérive populiste s’intéresse à ses manifestations étrangères (en Europe et aux États-Unis), mais il s’attarde plus longuement au cas du Québec. Et ce qu’il donne à voir en réunissant une masse de données auxquelles nous ne prêtons pas toujours toute l’attention qu’il faudrait – elles sont ventilées en populisme politique, populisme intellectuel et populisme médiatique – a de quoi faire réfléchir. Sur le plan politique, nous rencontrons tour à tour le populisme politique de droite et de gauche, la montée de l’extrême droite populiste et xénophobe (le mouvement Tea party, par exemple), puis diverses figures charismatiques québécoises dont la popularité a bénéficié de la fragilisation de la structure sociale et de la crise de la représentation politique : Mario Dumont, Andrée P. Boucher, ou Régis Labeaume, entre autres. L’auteur souligne aussi le balancement vers le populisme, par la pente du nationalisme identitaire, du Parti québécois et la place que prend de plus en plus, chez nous, une certaine xénophobie, ainsi que la peur de l’Islam et du multiculturalisme. Un des meilleurs chapitres du livre, selon moi, examine ensuite ce concept de majorité silencieuse et le rôle qu’il joue dans la rhétorique populiste.

Les pages consacrées au populisme intellectuel nous rappellent ensuite que, si la spécialisation des savoirs et des compétences nous rend de plus en plus dépendants des experts, le populisme, lui, incite à les déconsidérer. Nous devinons le péril que cette attitude fait courir à la conversation démocratique. Les « climatosceptiques », les « complotistes » de tout poil et les intellectuels populistes en fournissent d’éloquentes illustrations. À propos du populisme médiatique, enfin, l’auteur examine comment, en ces jours d’accès inégalé à l’information, nos médias sont travaillés par le populisme, par « le règne du quidam, du vrai monde », jusque dans le choix de leurs sujets et dans leur traitement. Deux chapitres particulièrement intéressants s’attardent l’un à la « radio poubelle », l’autre à Internet et aux blogues, où le populisme sévit en conquérant de nouveaux territoires.

L’ouvrage se termine sur quelques réflexions qui me semblent moins achevées sur la justice, l’élitisme et la démocratie; mais il appelle surtout, pour finir, les intellectuels, les personnes œuvrant dans les médias et les politiciens à faire œuvre de pédagogie, à prendre leur place propre dans l’espace public, notamment en luttant contre la « tyrannie de l’opinion ». Ce à quoi nous ne pouvons que souscrire.

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Toutes les semaines, raconte Grégoire Chamayou dans Théorie du drone, se tient aux États-Unis une rencontre appellée le « mardi de la terreur ». C’est en effet ce jour-là que plus d’une centaine de membres de la sécurité nationale américaine décident des terroristes présumés qui doivent être éliminés. Ils établissent donc une kill list, qui est ensuite transmise au président, lequel approuve, ou non, oralement, chaque nom. Le cas échéant, un Predator se chargera d’éliminer les cibles désignées. Un Predator? C’est un drone et, depuis quelques années, des milliers de personnes ont été tué par ces machines dans de nombreux pays : des terroristes confirmés, nous pouvons le penser (mais qui n’ont alors pas eu droit à un procès), mais aussi des terroristes présumés, des civils et des badauds. Bienvenue dans le monde high-tech de la guerre 2.0.

L’armée américaine, rappelle Chamayou, définit un drone comme un « véhicule terrestre, naval ou aéronautique contrôlé à distance ou de façon automatique ». Les drones aéronautiques justement – il en existerait quelque 6 000 aux États-Unis – ont connu, sous la présidence d’Obama, une croissance fulgurante de leur nombre et de leur utilisation. Le riche ouvrage de Chamayou propose non seulement un état des lieux de ces engins, qui restent méconnus, mais aussi et surtout un premier repérage des nombreux enjeux éthiques, juridiques et philosophiques qu’ils nous contraignent à repenser.

Un arc, un fusil, une bombe sont certes des armes qui permettent de tuer à distance; mais le drone, cet « Objet Violent Non Identifié » permet, lui, de surveiller et éventuellement de tuer à distance d’une manière radicalement nouvelle. C’est qu’avec le drone, montre Chamayou, il n’y a plus de terrain de combat; un des combattants – celui qui contrôle l’appareil à distance – a disparu. La distinction entre civil et militaire devient difficile à établir et à respecter, tandis que les habituelles « vertus » des soldats (le courage, par exemple) ne s’appliquent plus et que le droit de tuer est laissé à la discrétion du plus fort. Nous n’aurons aucun mal à imaginer ce que tout cela implique pour des notions déjà problématiques comme celles de guerre juste, de droit de la guerre et de bien d’autres, sans oublier la notion usuelle de guerre elle-même, qui se trouve ici remise en question.

Pour en rester à cet exemple, considérez ce droit de tuer qui est accordé en temps de guerre aux combattants en vertu d’un principe de réciprocité : l’un peut tuer l’autre parce que l’autre peut tuer l’un. Le drone, par définition, abolit ce principe, celui qui sera bientôt le tué n’ayant aucune possibilité de tuer celui qui dirige le drone, à 6 000 kilomètres de là. De plus, le drone maintient entre le tueur et sa victime une distance par laquelle tuer devient moins répugnant, voire aucunement regrettable. Il est à prévoir que l’usage des drones va se répandre dans les années qui viennent et que ces appareils vont encore se perfectionner. Le livre de Chamayou, hélas, sera donc de plus en plus d’actualité. Grâce à lui, les citoyens auront été informés d’une réalité qui leur est trop souvent occultée et auront commencé à être outillés pour en penser les nombreux et graves enjeux.

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